La mise en scène d’une pièce commence pour vous par une proposition scénographique. Contrairement à l’idée qu’on se fait souvent de la tragédie classique, vous n’avez pas voulu un lieu neutre, un « palais à volonté ».
Un palais, c’est le décorum du pouvoir, ce qu’on en voit, alors que justement, le sujet de Britannicus, c’est tout ce qu’on ne voit pas.
Je n’ai pas cherché à ce que l’espace soit vraiment réaliste, mais à ce qu’il puisse évoquer un lieu de pouvoir moderne, réel, où ont lieu des discussions auxquelles le peuple n’a pas accès et où se prennent des décisions. Ce dont parle la pièce, ce sont des enjeux politiques très concrets. J’ai pensé aux grandes tables de réunion à l’Élysée, à la Maison blanche ou au Kremlin…
Lorsque la pièce commence, Néron a jusqu’ici été un empereur modèle. Racine a choisi d’interroger le moment où il dérape. Comment voyez-vous cette bascule ?
Un élément très important dans le fait que Néron finit par « céder à sa pente », c’est le regard qu’on porte sur lui, le regard des autres personnages – Burrhus, Junie – mais aussi celui de Rome, qui est sans cesse évoqué. Comme dans Bérénice, bien régner, c’est avant tout chercher à être aimé, et de « tout l’univers »… Néron a été bon empereur pendant deux ans, il est aimé de son peuple, mais au moment où la pièce commence, cet amour est sans doute en train de faiblir : car ce qui déclenche l’enlèvement de Junie, c’est ce qu’on dit à Rome d’un empereur sous la coupe de sa mère… L’enlèvement de Junie est d’abord un acte politique qui signifie à l’opinion publique qu’Agrippine n’est plus en grâce.
Je veux montrer cette intrication étroite des données psychologiques et des données politiques.
Votre perception de la pièce se démarque d’une tradition de lecture qui fait un enjeu central de l’amour frustré d’Agrippine pour Néron.
On imagine souvent entre eux une relation fusionnelle, avec une mère possessive et un fils qui doit essayer de s’affranchir de cette tutelle. Je vois ça un peu autrement : je pense qu’elle ne l’a jamais aimé, et qu’elle l’a toujours instrumentalisé pour avoir le pouvoir. La prophétie qui a été faite à la naissance de Néron selon laquelle son fils la tuerait revient à plusieurs reprises dans la pièce. Comme si Néron, depuis toujours, avait été un ennemi pour Agrippine… De son côté à lui, c’est peut-être l’impossibilité d’obtenir l’amour de sa mère qui se retourne en haine – ça se passe souvent comme ça chez Racine…
Au début de la pièce, Britannicus et Junie sont utilisés par Agrippine contre Néron. Les victimes de la tragédie sont d’abord des pions sur un échiquier politique.
C’est le sentiment qu’on peut avoir si on suit le seul point de vue d’Agrippine. Mais ce ne sont pas des personnages faibles, ni passifs. On perd beaucoup de l’enjeu politique de la pièce si on ne prend pas très au sérieux ce que dit Burrhus : que Britannicus peut être un danger pour Néron, que Néron a peut-être bien fait de le séparer de Junie, car à eux deux ils peuvent rassembler des alliés, reconfigurer une opposition plus forte. Ce qui les relie, c’est le ressentiment.
Britannicus n’est pas résigné, comme on le voit parfois, mais il ocille entre fougue intrépide et profond scepticisme.
Il est politiquement isolé depuis son bannissement du pouvoir et doute de trouver des soutiens face à un régime où il se sait étroitement surveillé, mais ça ne l’empêche pas d’attendre son moment. Quant à Junie, elle vit retranchée dans sa douleur. Son frère était fiancé à Octavie et s’est suicidé lorsque Néron l’a épousée. Avant même que la pièce commence, elle a choisi de se soustraire à un monde du pouvoir qui lui répugne. Il y a là déjà quelque chose de son choix final : se retirer chez les Vestales. En même temps qu’elle porte l’orgueil de sa lignée, celle d’Auguste, il y une dimension très sombre dans ce personnage.
Comment comprendre la noirceur du rôle de Narcisse ?
En effet les personnages de Racine sont rarement tout blancs ou tout noirs, victimes ou bourreaux : il y a souvent en eux beaucoup d’ambiguïté.
Un personnage comme Burrhus, qui représente le sens de l’État, est aussi dans le compromis, voire la compromission. Narcisse, cet agent double qui envoie Britannicus à sa perte, semble a priori un traître absolu, un troisième couteau. Mais si on entre dans la pièce, on comprend qu’il a aussi un passé politique de premier plan : il est un des trois affranchis qui avaient confisqué le pouvoir du temps de Claude, l’empereur qui précéda Néron et dont le règne sert tout au long de repoussoir. Du point de vue de Narcisse, on peut aussi lire toute la pièce comme sa tentative de reconquête du pouvoir. Par l’influence sur Néron et l’élimination d’Agrippine, dont il est le grand ennemi.
Pourquoi avoir choisi de montrer une partie du dénouement que Racine situe hors scène ?
Je trouve qu’il y a une sorte de folie dans cette fin de pièce : l’assassinat de Britannicus, que Néron perpètre dans des circonstances assez théâtrales, en faisant semblant d’organiser un banquet ; le lynchage sanglant de Narcisse par le peuple au moment où Junie se réfugie dans le temple des Vestales ; et la réaction égarée de Néron après cette fuite. Le public, qui a forcément entendu parler de Néron, sait depuis le début que ça va mal finir, mais juste avant ce dénouement, on voit des personnages qui s’engouffrent tout à coup dans un happy end délirant. Britannicus et Agrippine ne se méfient plus de rien, ils semblent dans un déni complet de tout ce qui s’est passé avant, et ils foncent dans le mur... Quant à celui qui devrait triompher, Narcisse, il part en courant dans la rue pour rattraper Junie qui l’a pris de court… Je ressens dans ce dernier acte une sorte de réalité délirante.
En quoi le respect de l’alexandrin vous importe-t-il ?
La syntaxe, les unités de sens, les inversions, les groupes de mots sont liés à l’alexandrin, à sa contrainte. Le vers implique de la concision, crée des résonances entre les mots. Je tiens beaucoup au respect de cette structure, mais je ne souhaite ni la magnifier, ni l’exalter.
Je ne pense pas qu’une pièce de Racine soit une aventure du langage. Il y a de l’action, du réel. Les personnages ne s’expriment pas dans une langue quotidienne, mais ce dont ils parlent est concret et parfois même trivial – cette tension m’intéresse. Quand j’ai travaillé sur Andromaque avec des élèves, ce qui me plaisait c’est l’histoire de cette génération des fils et filles – Pyrrhus, Oreste, Hermione, Ériphile – qui essaie d’être à la hauteur de la précédente mais qui n’y arrive pas. Dans Iphigénie aussi, on a l’impression que les personnages font tout pour être à la hauteur de la réputation qu’Homère leur a faite, mais qu’ils ont du mal. Cette difficulté à être à la hauteur de soi-même me paraît fondamentale chez Racine – on le voit avec Néron… Et ça se joue aussi dans le rapport à la langue, cette langue magnifique par sa simplicité et sa transparence, plus royale que celle de Corneille ou de Molière ; comme si par elle aussi ces personnages tentaient d’être à la hauteur. C’est pourquoi je trouve important de respecter l’unité de vers, les douze pieds, les rimes, mais sans en faire une langue d’apparat. Je souhaite qu’elle soit parlée concrètement, avec un certain naturel – si on en croit son fils, le « beau naturel », c’est aussi le jeu que préconisait Racine.
Stéphane Braunschweig, propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou.
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POUR LA SAISON 24-25
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