Par Maxence Cambron (Maître de conférences en Études théâtrales à l’Université de Lille)
Le théâtre prend son bien où il le trouve, c’est ce qui le caractérise, il prend, il détourne
Antoine Vitez
Art de la transposition, du passage d’un genre à un autre, l’adaptation est une pratique consubstantielle à l’écriture théâtrale depuis ses origines. Puisant dans la tradition épique ou mythologique, les tragiques grecs adaptaient sous une forme dramatique les grands récits fondamentaux de leur culture. Shakespeare dramatisait les épisodes de l’histoire d’Angleterre qu’il tirait des chroniques de l’époque. Molière, s’inspirant des comiques latins ou des récits légendaires de son temps déjà portés au théâtre (Dom Juan), faisait de même. À la fin du XIXe siècle, c’est le roman qui allait offrir aux dramaturges une épaisse matière à « traduire » dans le langage du théâtre. Le XXe lui emboîta le pas, que ce soit sous la forme classique d’une pièce de théâtre métabolisant l’écriture romanesque ou en tant que théâtre-récit par l’affirmation de l’origine non-théâtrale du texte de départ. Cette dernière option, apparue dans les années 1970, a ouvert la voie à un élargissement maximal du territoire de l’adaptation au théâtre. En assumant la nature d’un matériau de départ tout en accélérant l’obsolescence des notions de drame ou de mimésis, les artistes de la deuxième moitié du siècle dernier et du début de l’actuel ont en effet démontré qu’il était possible de faire théâtre avec tout, y compris ce qui déborde la fiction – en atteste, ces dernières années, la recrudescence des adaptations d’ouvrages de sciences humaines (histoire, philosophie, sociologie, anthropologie…) dont le développement accompagne par ailleurs la montée en puissance de l’épithète « documentaire » dans la création théâtrale contemporaine.
Au sein de ce tropisme adaptateur du théâtre, l’intérêt pour l’écriture cinématographique paraît relativement récent. Alors que théâtre et cinéma approchent les cent trente années de coexistence, que dans cette histoire les nombreux transferts du premier vers le second sont à la racine même de son propre tropisme adaptateur, on ne peut en effet, que constater la nouveauté des expériences du passage d’un scénario/film à la scène. Si la fréquence des productions théâtrales adaptées d’œuvres cinématographiques ne fait que croître depuis les années 1980, leur proportion, en effet, est encore loin d’équilibrer le rapport aux adaptations pour le cinéma d’œuvres théâtrales/spectaculaires. Toujours est-il que dans la dernière décennie, trois créations de la Comédie-Française ont offert de riches exemples de la diversité des voies et moyens à la disposition du théâtre pour qu’une œuvre cinématographique y soit adaptée : Les Damnés (Ivo van Hove, 2016), La Règle du jeu (Christiane Jatahy, 2017) et Fanny et Alexandre (Julie Deliquet, 2019).
Invitées d’une rencontre « Au grenier » animée par la journaliste Mathilde Serrell, Julie Deliquet et Florence Seyvos – coautrices, avec Julie André, de l’adaptation du roman et scénario (de film et série télévisée) d’Ingmar Bergman pour la Salle Richelieu –, sont revenues sur la fabrique de la « version scénique » de Fanny et Alexandre. Au-delà de l’éclairage porté sur ce projet spécifique, ce sont les enjeux caractéristiques de la transposition d’une œuvre cinématographique au théâtre qui se réfléchissent et se concentrent dans les propos des deux artistes. Nous proposons de les synthétiser par trois items qui se complètent et se recoupent : émancipation, imprégnation et acclimatation.
Œuvre composite, le film impose d’emblée, pour qui s’emploie à son adaptation au théâtre, d’identifier la nature du matériau de départ et de se positionner vis-à-vis de lui. Comme souvent, c’est le scénario qui a été pris en compte par Julie Deliquet comme sujet de l’adaptation, principalement pour son « oralité ». Le contenu visuel, le « geste de mise en scène » du réalisateur, est volontairement dénié afin de s’épargner « l’imitation du film ». Par cette dissociation, le scénario accède au statut d’œuvre indépendante et peut ainsi être « emprunté[e] » par un metteur ou une metteuse en scène à travers le regard de qui elle pourra connaître une forme de « recréation », à l’image d’un texte théâtral dont les différentes mises en scène ne font pas nécessairement cas de toutes celles qui les ont précédées.
À cette émancipation de l’œuvre source s’ajoute celle des sources de l’œuvre. Bergman livrait une fresque autofictionnelle en forme de testament artistique et moral ; Julie Deliquet avait donc à « chercher l’endroit » à partir duquel elle pourrait s’autoriser à transposer la fable bergmanienne dans sa propre intention de mise en scène. S’identifiant aux enfants – comme Bergman – ou plus précisément à leurs interprètes (Rebecca Marder et Jean Chevalier, alors derniers pensionnaires entrés dans la Troupe), la metteuse en scène allait ainsi conquérir sa propre place dans la « famille Molière » comme Fanny et Alexandre dans la famille Ekdahl.
De façon presque paradoxale, l’objectif de Julie Deliquet, Florence Seyvos et Julie André était de « retrouver Bergman à la fin », c’est-à-dire, une fois le cheminement émancipateur parcouru, de renouer malgré tout avec l’esprit du grand maître. L’avoir traduit sans l’avoir trahi, en somme. Pour ce faire, le travail opère par imprégnation. Si, pour le spectacle, des personnages ou des scènes ont été inventées et/ou remodelées (comme le banquet de Noël, longue scène qui constitue la quasi-totalité de la première partie du spectacle), c’est par volonté de retrouver dans la dramaturgie du plateau l’équivalent de la dramaturgie du scénario qui n’était pas transposable en scène. Dans la démarche de Florence Seyvos, cette volonté d’imprégnation confine à une forme d’éthique de l’adaptation, qui consiste à laisser une chance à toutes les scènes, mêmes les « condamnées », de telle manière qu’au moment où « leur heure est arrivée », quelque chose d’elles et de leur fantôme reste, qui surpasse les contingences de la transposition et ses limites dramaturgiques et/ou techniques.
Finalement, ce principe d’imprégnation mêlé à celui d’émancipation communique avec une certaine idée de l’acclimatation (synonyme d’adaptation lorsqu’il s’agit d’évoquer le processus d’habituation d’un végétal ou d’un animal à un nouveau milieu). Dans l’exemple qui nous occupe, l’acclimatation consiste tout d’abord à faire du théâtre un nouvel environnement propice au déploiement de l’intrigue de l’œuvre de départ – projet d’autant moins aisé qu’au-delà du fait que le film et le roman dialoguent avec le théâtre sur de multiples plans, le projet de mise en scène de Julie Deliquet, lui, se fonde essentiellement sur le refus du recours à la vidéo – qui aurait pourtant pu être employée en miroir.
Mais plus profondément encore, l’acclimatation dont procède l’adaptation de Julie Deliquet, Florence Seyvos et Julie André consiste, de manière assez matricielle, à se jouer des frontières entre le faux et le vrai, le réel et la fiction à l’échelle de l’équipe de création du spectacle. L’acclimatation, dans cette deuxième strate, s’enracine donc dès le processus de création, par la recherche d’un nouage serré entre la vie de la troupe de Molière et la famille Ekdahl de telle manière qu’acteurs et actrices et spectateurs et spectatrices puissent faire l’expérience d’une adaptation dont le degré d’appropriation – voire d’actualisation – de l’œuvre originelle soit à tel point poussé qu’il puisse en faire oublier la source.
Pour conclure, on pourrait voir dans cette triade émancipation – imprégnation – acclimatation la même « obsession », selon le mot de Florence Seyvos, logée au cœur du travail dramaturgique qui pourrait habiter tout artiste en charge de faire passer un sujet ou une œuvre de n’importe quel mode d’expression vers le théâtre. Si l’adaptation a quelque chose à voir avec l’appropriation, alors convient-il de la mettre en œuvre avec le souci de la porter à la hauteur d’une conversation et de préserver le « geste » de chacun et chacune.
Après la captation de Fanny et Alexandre, nous diffusons la rencontre « Adapter au théâtre », avec Julie Deliquet et Florence Seyvos, autrices de l'adaptation de Fanny et Alexandre.
Fanny et Alexandre / En ligne
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