Agrippine, héroïne en construction

« Britannicus » de Jean Racine. Mise en scène Stéphane Braunschweig. Du 8 octobre au 1er janvier 2019, Salle Richelieu.

Un personnage de second plan en 1669

« Ma tragédie n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus. » Ainsi Racine définit-il sa pièce dans sa préface. Si Racine choisit de l’intituler du nom d’un personnage secondaire, c’  est que le public de son époque s’émeut plus pour les figures attendrissantes, dont Britannicus est l’archétype. À la création, c’est le sort du jeune héros – interprété par Brécourt – qui « touche », et le public regrette que son acteur favori, Floridor, soit obligé d’interpréter l’exécrable Néron, de peur de lui vouloir du mal. Agrippine est jouée par la D’Ennebaut, qui assure les rôles de Reines depuis la mort de la Du Parc, créatrice d’Andromaque. Racine ne semble pas avoir la même affinité avec elle qu’avec la Champmeslé qui, à partir de Bérénice, interprétera tous les grands protagonistes féminins de son théâtre.

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  • Britannicus, édition des Œuvres de Racine, 1679, frontispice de F. Chauveau © Coll. Comédie-Française. Bien que l’ouvrage s’ouvre sur la scène Agrippine / Albine, le graveur a choisi de représenter le récit de la mort de Britannicus, rapporté par Burrhus (Acte V, scène 5).

Entre passion et froideur

En 1757, à la faveur de l’interprétation de Lekain, le public s’intéresse davantage au personnage de Néron. Il joue face à Mlle Dumesnil, Agrippine tragique et pathétique, tour à tour majestueuse et violente, de ses débuts en 1737 à sa retraite en 1778. L’actrice semble l’avoir interprétée, selon son tempérament, en reine impétueuse. Les jeux de scène qui font habituellement son succès – yeux égarés, sanglots dans la voix, gestes désordonnés – culminent le jour où, s’ oubliant, elle va jusqu’à frapper l’ épaule de Néron au 4e acte, mouvement déplacé qui provoque une forte réaction de son partenaire Lekain.
À l’opposé de cette vision, Clairon, sa rivale, joue pour la première fois sans éclat de voix et sans fougue excessive, lors d’une tournée à Bordeaux en 1752.
Néanmoins, l’interprétation de la Dumesnil semble s’ être perpétuée après son départ, quand Mlle Raucourt s’empare du rôle. Comme son aînée, elle le joue presque sans partage jusqu’à sa mort en 1815, aux côtés de Lekain, La Rive, Saint-Prix, puis de Talma. La critique lui reproche un manque de subtilité et de demi-mesure : « Elle a le malheur de ne pas connaître le milieu entre la froideur et les cris » (Geoffroy, 1802).

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  • Mlle Dumesnil dans le rôle d’Agrippine par Donat Nonnotte, 1754, huile sur toile © A. Dequier, coll. Comédie-Française
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  • Mlle Dumesnil en Agrippine et Molé en Britannicus par Fesch et Whirsker, [1770-1788], gouache © P. Lorette, coll. Comédie-Française
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  • Étude préparatoire de Carle Vanloo pour sa composition représentant Mlle Clairon en Médée, huile sur toile marouflée sur panneau, 1757-1759 © P. Lorette, coll. Comédie-Française. Pour Diderot, Mlle Clairon incarne à la perfection l’idéal d’un jeu maîtrisé et constant que procure l’étude des rôles, tandis que Mlle Dumesnil joue à l’instinct, changeant son interprétation selon les représentations.
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  • Mlle Raucourt dans le rôle d’Agrippine, huile sur toile d’Adèle Romance-Romany, [1812] © A. Dequier, coll. Comédie-Française

Rôle disputé puis délaissé

Au XIXe siècle, l’interprétation d’Agrippine devient un enjeu au sein de la troupe féminine. Si Talma domine le rôle de Néron, Mlles George et Duchesnois se disputent l’honneur d’incarner sa mère. La première l’emporte ; les témoignages décrivent un jeu sec, une diction brève, une simplicité emprunte d’autorité. À la mort de Talma en 1826, plusieurs acteurs alternent dans le rôle de Néron mais le talent de Mlle Paradol qui succède à Mlle George ne tient pas ses promesses ; la tragédie est en berne. Il faut attendre l’arrivée dans la Troupe de Rachel pour renouveler un genre qui semble passé de mode pour le public enthousiasmé par le drame romantique. Agrippine n’est cependant pas dans son emploi, et bien que celle-ci réclame le rôle en 1848 – voulant démontrer que tout le répertoire classique est à sa portée – après une unique représentation, elle ne renouvelle pas l’expérience. Il faudra ensuite attendre Mme Segond-Weber, à partir de 1908, pour retrouver une Agrippine de premier plan : l’actrice revient aux sources historiques latines pour éclairer son interprétation.

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  • Rachel dans le rôle d’Agrippine, dessin par Edouard Baille, 1848 © P. Lorette, coll. Comédie-Française
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  • La couronne théâtrale disputée par les demoiselles Duchesnois et George Weimer, estampe gravée par N.P. habitué du Parterre, [1802-1804] © P. Lorette, coll. Comédie-Française. Cette caricature représente le critique Geoffroy, qui « fait et défait les réputations », distribuant aux deux débutantes à la fois des feuilletons louangeurs sous lesquels sifflent des serpents. La rude concurrence entre les deux débutantes dans le rôle de Phèdre en 1802 et l’âpreté des querelles suscitées dans le public, prenant fait et cause pour l’une ou l’autre, ont failli déclencher de véritables incidents auxquels le comité d’administration met fin en les nommant toutes deux sociétaires le même jour et en leur permettant de jouer en alternance les rôles de leur emploi.

Vers un équilibre des rapports de force

Les premières tentatives de « mises en scène » permettent aux acteurs de se mettre au service d’une dramaturgie plus collective, comme en 1872 avec Mounet-Sully (Néron), Mlle Plessy (Agrippine) et Sarah Bernhardt (Junie). Mme Segond-Weber renoue avec une interprétation davantage conçue comme un travail de soliste. Mais sa retraite laisse place à des artistes qui jouent, jusqu’à aujourd’hui, sur l’équilibre des rapports de force : Marie Ventura et Jean Yonnel en Néron à partir de 1938, Marie Bell et Jean Marais (1952), Annie Ducaux et Robert Hirsch (1961), Denise Gence et Jean-Luc Boutté (1978), Françoise Seigner et Richard Fontana (1989), Dominique Constanza et Alexandre Pavloff (2004). Pour la mise en scène de Stéphane Braunschweig en 2016, à côté de Laurent Stocker en Néron, c’est Dominique Blanc qui entre dans la Troupe pour interpréter une nouvelle Agrippine.

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  • Britannicus, mise en scène de Michel Vitold, 1961, avec Annie Ducaux et Robert Hirsch © J. Pourchot, coll. Comédie-Française
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  • Britannicus, caricature de Stop, Album Pasteur © Coll. Comédie-Française
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  • Britannicus, mise en scène de Jean-Pierre Miquel, 1978, avec Denise Gence et Jean-Luc Boutté © C. Angelini, coll. Comédie-Française
  • Britannicus, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, 2004, avec Alexandre Pavloff et Dominique Constanza © Cosimo Mirco Magliocca, coll. Comédie-Française

Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, octobre 2018

Article publié le 18 décembre 2018
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