Rencontre avec Louis Arene et Lionel Lingelser

« Le Mariage forcé » de Molière. Masques et mise en scène Louis Arene du 26 mai au 3 juillet 2022 au Studio-Théâtre

Entretien avec Louis Arene, metteur en scène, et Lionel Lingelser, collaborateur artistique, conduit par Laurent Muhleisen, dramaturge

DE LA COMÉDIE-BALLET À LA FARCE FÉMINISTE

  • Laurent Muhleisen. La grande originalité ou le trait de génie du Mariage forcé c’est sa fin inversée : non seulement aucun deus ex machina ne vient empêcher le mariage du vieux barbon et de la jeune promise, mais le grand perdant, Sganarelle, est humilié et « cocufié » avant même d’être contraint de signer son acte de mariage. De ce point de vue, la pièce est relativement féministe.

Louis Arene. Cette inversion des rôles est un procédé comique très efficace en même temps qu’il révèle les dysfonctionnements et les inégalités de genre, évidemment présents à l’époque de Molière, et qui sont malheureusement toujours actuels. Très habilement, Molière fait de la jeune épouse soumise une figure de prédatrice et de l’homme, bourgeois, fier et orgueilleux, une proie, victime de sa propre vanité. Le mariage, qui devait apporter à Sganarelle une petite femme docile et disponible à tous ses désirs, devient la machine qui va broyer ses certitudes et sa virilité. De manière surprenante, le mariage, cellule patriarcale par excellence, devient pour Dorimène un outil de lutte et de réappropriation de sa liberté.
De manière plus globale, nous avons pris très sérieusement cette idée de l’inversion pour inventer une dramaturgie du renversement de certains codes et conventions. Les femmes jouent des hommes, et inversement; le décor originel est une place publique, nous l’avons transformé en un espace clos dont il semble impossible de s’extraire ; les costumes sont retournés et laissent voir les coutures. Ces multiples inversions stimulent l’attention du spectateur de manière inattendue, rendant la frontière, entre une chose et son contraire, très poreuse. Elles contribuent à tendre thèmes de la pièce, à nous les faire parvenir par un prisme incongru, et donc à les appréhender avec un regard pur, délivré de la morale et des a priori. Elles agissent comme un révélateur de la cruauté, des mécanismes de domination inscrits en nous, de nos désirs de puissance, de notre quête d’amour.

  • Laurent Muhleisen. Le personnage féminin s'émancipe-t-il vraiment?

Louis Arene. Pas totalement, et c'est l’une des tragédies de la pièce. Le seul moyen que Dorimène a de conquérir sa liberté, de se débarrasser du joug de son père, c'est de subir un autre asservissement, celui du mariage, mais dont elle compte bien tirer parti en attendant la mort prochaine de son futur époux. Elle est une figure complexe, flamboyante et manipulatrice.

  • Laurent Muhleisen. Et tout cela, en seulement deux scènes…

Lionel Lingelser. C’est Dorimène qui retourne la comédie et la courbe dramaturgique de la pièce. C’est elle qui fait qu’en un éclair Sganarelle perd ses couleurs et doute du bienfondé de ce mariage. En deux répliques, la figure masculine dominante est ridiculisée. Les faiblesses du personnage apparaissent alors et on découvre un Sganarelle complexe, monstrueux et fragile à la fois. La pièce démarre et son tourment devient exponentiel. Une course effrénée pour trouver les réponses qui le conforteront dans son image du couple, jusqu’à en perdre la raison.

Louis Arene. Sur la question du féminisme, je découvre en répétitions, qu’il s’agit également d’un miroir tendu à la virilité qui se construit en opposition à une idée de la féminité et du féminisme. Eu égard à son sexe et sa classe sociale, Sganarelle se comporte en mâle dominant mais on se rend compte très vite que ce costume ne lui va pas. Il est poussiéreux et tombe en loques. Il nous apparaît alors nu, perdu au milieu des injonctions virilistes qui le constituent. L’image factice à laquelle il souhaitait correspondre ne lui ressemble finalement pas et c’est un petit être perdu, sans défense et presque bouleversant d’ingénuité qui se révèle à nous.

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UNE EXPÉRIENCE MÉTAPHYSIQUE  : LE CAUCHEMAR

  • Laurent Muhleisen. Par la structure du Mariage forcé, son côté radical, on a l’impression que Molière fait de Sganarelle un rat de laboratoire

Louis Arene. Elle nous a fait penser à La Dispute de Marivaux où il s’agit de décider lequel des deux sexes a donné le premier l’exemple de l’inconstance en amour grâce à un dispositif expérimental assez pervers, une sorte de télé-réalité avant l’heure. Dans Le Mariage forcé, cette même sensation d’expérience vicieuse se fait ressentir. On a l'impression que les personnages sont envoyés sur le plateau par une main invisible pour pousser Sganarelle dans ses retranchements et voir quand va craquer le vernis de « l’homme tout puissant ». Comme si un sociologue un peu tordu avait voulu disséquer son âme en observant ses comportements et réactions dans des situations qui mettent à l’épreuve sa vanité, sa lubricité et la haute idée qu’il se fait de lui-même. Cette sensation est renforcée par le fait que les personnages qui entrent en scène pour l’ébranler sont des archétypes, sans doute hérités de la commedia dell’arte, et ont un côté quelque peu factice.

  • Laurent Muhleisen. Ne voit-on pas Sganarelle être en quelque sorte victime d’un complot, et sombrer dans un véritable cauchemar?

Lionel Lingelser. La façon dont les personnages « débarquent » est très intéressante. Comme si tout était savamment orchestré. On pourrait donc très bien imaginer l’existence d’un complot derrière ce mariage si hâtivement préparé. Dans ce laboratoire cauchemardesque on voit Sganarelle se décomposer sur place et on va au bout de l’expérience. On assiste littéralement à un lavage de cerveau, une entreprise d’« essorage » du patriarcat. Non seulement Dorimène va tirer le maximum de son futur mari, mais aussi, derrière elle, son père, son frère, son amant comptent bien récupérer leur part du gâteau. Molière est complètement en avance sur son temps. Déconstruire à ce point la figure du patriarcat en inversant la contrainte, faire en sorte que l’obligation du mariage soit subie non pas par la fille mais par le vieux célibataire représenté par Sganarelle, est une idée absolument géniale dans le contexte de l’époque et la réalité de la condition féminine.

  • Laurent Muhleisen. Cette comédie a plus de 350 ans, et pourtant, elle reste d’actualité.

Louis Arene. La manière dont elle résonne aujourd'hui est d'autant plus frappante qu’on voit, à certains égards, que les choses n’ont pas beaucoup évolué. Dans nos sociétés européennes, on peut sans doute se féliciter des avancées en termes de parité, mais l’égalité des sexes est loin d’être acquise. Dans nos sphères intimes et nos mécanismes individuels et collectifs, nous avons encore un rapport très genré aux autres. Mais les lignes commencent à bouger, et de plus en plus de jeunes gens ne considèrent plus le genre comme un critère de catégorisation approprié à leur expérience de la réalité. La notion de couple et le rapport à l’amour sont aussi joyeusement malmenés par les multiples nouvelles manières de s’aimer: polyamour, pansexualité, sapiosexualité, etc.
Au regard de ces questionnements contemporains, la figure très rétrograde de Sganarelle nous apparaît encore plus drôle, car il est complètement enfermé dans les valeurs d’un vieux monde. Mais il nous touche. Le génie de Molière nous le rend finalement très proche. Sganarelle aurait pu être nos pères, nos chefs, notre propre part de vanité et nos atavismes inconscients.

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UNE NOUVELLE TEMPORALITÉ : LES COSTUMES ET LES MASQUES

  • Laurent Muhleisen. Des époques se superposent-elles dans le spectacle ?

Louis Arene. Bien évidemment, un fil se tire entre l’époque de l’écriture de la pièce et la nôtre. Avec Colombe Lauriot Prévost, nous sommes allés fouiller dans le stock de la Comédie-Française et avons créé des costumes inspirés d’une ligne classique à partir de pièces existantes, déjà portées et reportées. Il y a une charge émotionnelle importante, ce sont de véritables œuvres d’art confectionnées avec un grand savoir-faire et dans des matières magnifiques. On y distingue encore les étiquettes avec les noms des comédiens qui les ont portés. Certains sont toujours dans la Troupe, d’autres n’y sont plus, et plusieurs sont décédés. C’est une première manière de jouer avec les époques, avec les fantômes. Dans cette logique du renversement, on verra les coutures et les doublures. Les costumes inachevés laissent apparaître la peau ou bien les faux corps de certains personnages. Si un élément plus moderne (un blouson en cuir, une casquette) contribue à dessiner plus justement le personnage, il n’y a pas de raison de s’en priver. Ainsi les silhouettes du spectacle traversent les époques, comme si cette vieille histoire du patriarcat se rejouait depuis 400 ans et qu’au fil des siècles, certains costumes s’étaient perdus, que les personnages les ont remplacés par ce qu’ils avaient sous la main pour que la comédie continue.

  • Laurent Muhleisen. Le costume intègre également une réflexion importante sur la domination : celle du travestissement, puisque vous proposez une distribution non genrée.

Lionel Lingelser. Cette question est directement liée au travail que nous menons, avec le Munstrum Théâtre, sur le masque et sur le monstre en général ; qu’est-ce que l’on décide de montrer et de ne pas montrer.

Louis Arene. La force de l'objet masqué est qu'il permet, en théorie, à n'importe quel acteur de jouer n'importe quel rôle. Un homme peut donc jouer une femme, et vice versa, et cela vaut pour l’âge aussi : le masque permet de jouer un animal, un dieu, un objet, un concept. Il est également un outil dramaturgique qui nous permet de donner du sens. Le choix de faire jouer le vieux Sganarelle par Julie Sicard et la jeune Dorimène par Christian Hecq fait résonner très fort les enjeux de domination sexuelle dont il est question dans les scènes qui les confrontent l’un à l’autre. Une femme masquée se comportant en « mâle alpha » face à un homme masqué qui joue une jeune vierge, crée une zone de friction drôle et violente à la fois.

  • Laurent Muhleisen. Le costume intègre également une réflexion importante sur la domination : celle du travestissement, puisque vous proposez une distribution non genrée.
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LE MASQUE  : ESPACE DE PROJECTION

  • Laurent Muhleisen. Pour reprendre le nom de votre compagnie – le Munstrum Théâtre : masque égal monstre, égal effroi. Vous avez une conception très particulière du jeu masqué assez éloignée de celle prônée par la Commedia par exemple.

Louis Arene. Pendant nos études au Conservatoire, Lionel et moi avons tous les deux nourri une fascination pour cet objet. Si le sujet est passionnant à étudier, il nous paraissait nécessaire de le questionner à l’aune de notre époque. Il nous a été transmis de manière assez solennelle et dans un cadre lié aux archétypes de la Commedia, à un théâtre forcément comique et souvent caricatural.
Le masque de la Commedia est principalement en cuir ou en bois. Des matières nobles, fragiles, lourdes et contraignantes. C’est un objet sacré qu’il faut traiter avec respect. On ne peut pas l’enjamber et il se porte d’une certaine manière. Tout ce folklore nous encombrait. Après le Conservatoire, on a créé notre compagnie comme un laboratoire autour de ces questions-là, pour sortir le masque de sa vieille boîte poussiéreuse et le confronter à des écritures et des préoccupations contemporaines et pas nécessairement comiques.

Lionel Lingelser. C’est dans ce que le masque a de révélateur que nous restons connectés à la tradition. Une fois posé sur le visage, il agit d’une certaine manière sur le corps et la voix de l’acteur et exige une vérité de tous les instants. Il demande à être connecté avec ce que nous avons de plus profond, de plus archaïque et peut parfois révéler notre part monstrueuse. Si l’on s’en réfère à l'étymologie le terme « monstre » vient de « montrer ». Le monstre c'est celui qu’on montre, celui qui est extra-ordinaire dans son apparence ou comportement face à la norme. Il n’a pas nécessairement une connotation négative. Le masque nous regarde, c’est un miroir. C’est pourquoi le code des regards adressés au public est essentiel dans la technique masquée. Le masque devient alors un projecteur et il permet d’appuyer certaines actions et surtout de créer une connivence jouissive avec le public.

Louis Arene. Nos personnages sont toujours effarés, remplis d’une angoisse métaphysique. C’est ici que le masque devient un formidable catalyseur. Il met en jeu « plastiquement », concrètement, cette angoisse, tout en la déjouant, puisque le masque met l’artifice au premier plan. Il se montre à nous comme un objet de mensonge, de fausseté, ou du moins d’ambiguïté. C’est un outil qui nous permet d’ouvrir les sens. D’affirmer une chose, puis son contraire et qu’au final les deux soient vraies. Là encore, il y a renversement. L’acteur masqué joue avec les oppositions. Son visage n’est pas visible ni lisible par le public, il n’existe pas complètement, ce qui stimule énormément l’imagination des spectateurs et les implique davantage. Il y a toujours un mystère. Le personnage qu’il incarne peut tout aussi bien prêter au rire qu’à l’effroi, c'est une question de curseur.

  • Laurent Muhleisen. Les masques que vous fabriquez sont très près du visage, et de couleur chair

Louis Arene. Ce sont des masques très fins qui se confondent avec le visage. On ne voit pas toujours la différence entre le masque et la peau. On est très loin du masque dit « de caractère ». Ce qui m’intéresse dans le masque ce n’est pas tant la nouvelle expression qu’il vient figer sur le visage de l’acteur, c’est ce qu’il enlève, ce que les gens ne voient pas, ce à quoi ils n’ont pas accès. La tête de l’acteur devient une surface de projection assez mystérieuse et fascinante. La seule expression que j’essaie de travailler, c’est l’état d’effarement. Les acteurs deviennent des spectres fragiles qui questionnent notre humanité. Ils ne sont plus tout à fait humains, hors du temps, ils se jouent de la mort et sont, tour à tour, des clowns, des enfants effrayants ou des fantômes grotesques. Cet objet théâtral par excellence, ancestral et métaphysique, a toujours servi pour faire du théâtre, pour communiquer avec les dieux, pour la transe, pour se déguiser.
L’absence de cheveux est une manière d’échapper au temporel. Parce que dans la coiffure il y a beaucoup de choses: la classe sociale, l’origine démographique, l’âge et l’époque. Ainsi, les marqueurs sociaux disparaissent, le spectacle s’inscrit dans une temporalité incertaine, dans un au-delà du temps. Ce qui permet de toucher à quelque chose d’universel.

Lionel Lingelser. Grâce à cette esthétique, on déplace les personnages dans un no man’s land mental. Ces souvenirs d’humains viennent aussi nous raconter quelque chose du passé, d’une perpétuelle volonté de reconstituer ce qui a été. Comme si l’étrange comédie du Mariage forcé se répétait en boucle depuis des siècles.

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Entretien réalisé par Laurent Mulheisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

Photos de répétition © Brigitte Enguérand

Article publié le 24 mai 2022
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