« D'où rayonne la nuit (Molière-Lully, impromptu musical) » Texte et mise en scène Yoann Gasiorowski. Direction musicale et arrangements Vincent Leterme. Du 27 janvier au 6 mars 2022, au Studio-Théâtre.
Yoann Gasiorowski. C’est Éric Ruf qui nous a soufflé, à Vincent et à moi-même, l’idée d’un spectacle musical ayant pour thème « Molière et la musique », dans l’esprit du format cabaret que la Comédie-Française propose depuis plusieurs années au Studio-Théâtre. Une vaste thématique pour laquelle il fallait donc trouver un sujet. Nous aurions pu évoquer, par exemple, les musiques qui ont influencé Molière dans son milieu familial, ou pendant ses années en province avec L’Illustre Théâtre. Mais, rapidement, nous nous sommes concentrés sur son principal collaborateur musical, Giambatista Lully, « l’autre Baptiste » pour paraphraser Me de Sévigné. Leur collaboration est prolifique, surprenante mais finalement assez méconnue par de nombreux aspects. Notre ambition, dans ce spectacle, c’est aussi que la Troupe chante des chansons du répertoire baroque.
Vincent Leterme. Et comme dans tous les précédents cabarets de la Maison, nous nous emparons de la matière musicale en nous autorisant de l’interpréter, voire de la relire. Peut-être, cette fois-ci, avec d’autant plus de gourmandise et d’amour que ni les acteurs ni moi-même ne sommes des spécialistes de ce répertoire
Yoann Gasiorowski. Quant au titre, c’est une annonce à la fois lumineuse et poétique de notre axe dramaturgique. J’ai trouvé dans ce vers tiré des Contemplations de Victor Hugo, « Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit », un oxymore évocateur de la relation ambivalente qu’entretenaient Molière et Lully, notamment par rapport au pouvoir. C’est aussi une allusion au rayonnement dont ils jouissent encore aujourd’hui. Les spectacles qu’ils ont créés pour les divertissements organisés par Louis XIV, et qui se terminaient souvent au milieu de la nuit, y participent grandement. C’est, en tout, une dizaine de spectacles que nos deux protagonistes ont signée ensemble dans ce contexte, des Fâcheux en 1661 à Psyché en 1671, en passant par Le Mariage forcé, George Dandin, Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme…
Vincent Leterme. La collaboration entre Molière et Lully est toujours largement évoquée dans leurs biographies respectives. Entre autres, celle de Georges Forestier pour Molière et celle de Jérôme de la Gorce sur Lully nous ont passionnés et ont beaucoup nourri notre réflexion.
Yoann Gasiorowski. Oui, la biographie de Molière proposée par Georges Forestier est absolument factuelle, presque clinique, et dépourvue de tout romantisme. Ce qui est extrêmement appréciable. On y trouve assez peu de détails sur la nature de la relation entre les deux hommes. Il apparaît que ces deux artistes au talent unanimement reconnu se vouaient réciproquement une grande admiration, tout en œuvrant à la gestion de leur carrière. C’est un rapport de force particulier : pour pouvoir continuer à créer, ils doivent travailler ensemble, fusionner leurs disciplines et bien sûr, plaire au roi. On sait aussi qu’ils étaient liés par des intérêts financiers : Lully, pour construire sa maison, a emprunté de l’argent à Molière, le lui remboursant avec des intérêts. À la mort de ce dernier, il a en effet mis un point d’honneur à rembourser l’intégralité de la somme qu’il lui devait à sa veuve, Armande. Mais nos principales sources, ce sont les œuvres elles-mêmes
Vincent Leterme. Elles fourmillent d’indications d’autant plus passionnantes que tous deux jouaient dans leurs propres œuvres – à l’instar, parfois, du roi en personne – avec en outre, pour l’un comme pour l’autre, des emplois et attributions très divers. Ainsi Lully faisait l’acteur, tout autant que Molière chantait et dansait.
Yoann Gasiorowski. En 1672, après dix années de collaboration avec Molière, Lully obtient le privilège royal de la création des opéras. Ce privilège exige une autorisation écrite de Lully pour créer un spectacle contenant plus de deux airs et utilisant plus de deux instruments. Impossible, donc, pour Molière de reprendre au Théâtre du Palais-Royal les comédies-ballets créées avec Lully. C’est un drame financier, tant ces spectacles sont plébiscités par le public parisien, essentiellement bourgeois et aristocrate. Molière obtient finalement du roi un assouplissement de ce privilège et peut créer sa dernière comédie-ballet, Le Malade imaginaire, avec un autre compositeur, Charpentier. Cet événement a-t-il été vécu comme une trahison de la part de Molière ?
Aucun document ne permet d’en juger. Leur collaboration s’arrête soudainement, sans qu’on ait d’explication ou de témoignage.
Yoann Gasiorowski. Ils ont inventé un nouveau format de spectacle qu’ils nomment « comédie-mêlée » ou « comédie-ballet ». Comme l’a dit Vincent, ils sont l’un et l’autre des artistes complets, acteurs, danseurs, poètes et musiciens, et cette pluridisciplinarité facilite leur collaboration, notamment pour accorder paroles et musiques dans un temps restreint. Les divertissements de la Cour sont fastueux, si l’on en croit les budgets annuels que le roi dédie à ces fêtes. Et puisque l’argent n’est pas un problème, cela influe sur leur imaginaire : on joue avec un orchestre, devant un public instruit, on dispose de machineries incroyables, on peut faire intervenir un comédien sur le dos d’un ours ou au milieu de vingt jets d’eau, on peut tourner en dérision un ambassadeur turc… Presque tout est possible. La méthodologie que Molière et Lully appliquaient pour travailler à deux est assez obscure. Ce mystère nous intéresse parce qu’on peut rêver dessus : comment dialoguaient-ils, comment accordaient-il paroles et musique ? Puisque nous n’en avons aucune trace historique, nous allons l’inventer à partir de ce qu’on connait de notre propre expérience de conception de spectacles musicaux dans cette Maison. Et d’un autre côté, n’oublions pas que cette période faste est ponctuée d’événements funestes : la mort de plusieurs enfants d’Armande et Molière en bas âge, la mort de Madeleine Béjart, et pour finir, la disparition prématurée de Molière.
Vincent Leterme. La musique de Lully, ce ne sont pas seulement ces majestueuses « Ouvertures à la française » évoquant irrésistiblement, pour n’importe quel auditeur, les fastes du Grand Siècle – même si c’est bien lui qui en a établi la forme, avant que celle-ci ne s’expatrie avec succès dans toute l’Europe. Je pense qu’il ne serait jamais devenu l'inventeur de l’opéra français s’il n’avait pas été doté avant tout de cette magnifique imagination sonore, cette fantaisie et cette faculté d’invention, dont nous voudrions, autant que faire se peut, rendre compte dans le spectacle. Je pense par exemple au fameux « Chœur des trembleurs » extrait de son opéra Isis où, quelques années avant Purcell, il fait trembler les voix des chanteurs pour signifier le froid, ou encore les coups de marteau qui accompagnent la construction du Palais de Cupidon dans Psyché, deux siècles avant la forge de Mime, dans le Siegfried de Wagner ! Si parfois certains trouvent une certaine raideur à la musique de Lully, ce n’est pas cet aspect qui nous intéresse
Yoann Gasiorowski. En découvrant les partitions apportées par Vincent, ma grande surprise a été de rencontrer, au-delà de son caractère extrêmement exigeant, un Lully facétieux, aimant la fête…
Vincent Leterme. ...au point que dans les représentations des comédies-ballets, il s’attribuait le plus souvent les rôles comiques, comme celui du mufti dans Le Bourgeois gentilhomme.
Yoann Gasiorowski. Le XIXe siècle a grandement romancé la vie de Molière. Cela se retrouve, au vingtième siècle, jusque dans le magnifique film d’Ariane Mnouchkine. Ce qui nous intéresse avec Vincent, ce n’est pas de dépassionner sa relation avec Lully, mais c’est d’exposer les éléments concrets dont on dispose, et de questionner ce qu’est une vérité historique
Yoann Gasiorowski. Le format du « Théâtre à la table » – développé pour la Web TV pendant le confinement – m’avait intéressé parce qu’il avait pour ambition de styliser et mettre en scène un moment précieux des répétitions : la première lecture. C’est-à-dire la découverte d’une langue, d’un registre et d’une histoire. Or, c’est un procédé de mise en abyme que Molière utilisait déjà dans L’Impromptu de Versailles et que je reprends moi-même. Pour raconter cette collaboration entre un musicien et une Troupe, je vais mettre en scène six comédiens de la troupe d’aujourd’hui avec deux musiciens, qui joueront leur propre rôle. Le spectacle montrera donc ces huit artistes en répétition, ou plutôt en recherche autour de notre thème. Il s’agira pour eux de se mettre d’accord sur ce qu’ils veulent raconter de Molière et de Lully, et sur ce qu’ils peuvent chanter et jouer du répertoire qui leur est associé.
Vincent Leterme. Cette situation de recherche permettra aux interprètes d’avoir le plus souvent recours à un langage très contemporain, parfois joyeusement anachronique
Yoann Gasiorowski. Absolument. J’ai été marqué par la bande-dessinée de Mathieu Sapin, Comédie-Française (Dargaud, 2020), qui raconte – non sans humour – le rapport complexe des artistes avec le pouvoir, en l’occurrence de Racine avec Louis XIV. L’auteur circule habilement entre le XVIIe et le XXIe siècle, et la langue est volontiers anachronique. Là où cette bande-dessinée accompagne ma réflexion, c’est sur la notion de point de vue. Qu’est-ce que la musique du XVIIe et l’histoire des « deux Baptiste » nous racontent aujourd’hui ? De la bande-dessinée, j’ai aussi conservé l’idée de vignette, en faisant jaillir sur scène des bulles de fiction censées éclairer les enjeux de la collaboration entre Lully et Molière. Qu’est-ce qu’implique, par exemple, de monter une comédie-ballet en cinq jours comme l’exigeait parfois la commande royale ? Comment se mettre d’accord sur un mot pour qu’il épouse une mélodie ? Ou encore, plus prosaïquement, qu’éprouve-t-on quand on est Lully et qu’on s’aperçoit que Molière, après Psyché, dispose d’une somme colossale pour rénover le Théâtre du Palais Royal, alors que soi-même on n’a pas touché un denier ? Cet impromptu sera aussi musical, parce que, n’étant pas des chanteurs baroques, nous allons nous saisir de ce répertoire à notre endroit. Je pense que nous allons nous surprendre nous-mêmes.
Vincent Leterme. Dans les propositions que j’ai faites à Yoann, j’ai privilégié des airs qui me semblaient offrir matière à du jeu théâtral, légitimant ainsi leur appropriation par des acteurs, en quelque sorte. Même si la Troupe et notre distribution comptent, comme on le sait, un bon nombre d’excellents chanteurs et musiciens. Et, comme dans Mais quelle Comédie ! ou d’autres cabarets auxquels j’ai collaboré, je me suis laissé la liberté d’adapter certains morceaux. Par exemple de faire d’un air d’opéra un morceau à quatre voix, ou encore de changer légèrement les paroles de tel ou tel choeur du Mariage forcé ou du Ballet des Nations. Il est très intéressant de « tailler sur mesure », un peu comme un costume, les parties plus solistes de chacun, éventuellement par l’ornementation bien sûr, mais aussi en transposant, ou jouant avec le rythme ou la carrure de tel ou tel morceau. En revanche, il nous a semblé enrichissant et important, en regard de la relative liberté que nous allons nous permettre dans le travail vocal, que le parfum instrumental reste lui dans l’esprit et la couleur de l’époque, avec donc un théorbe et une basse de violon. La grande fréquentation et l’habitude du style baroque qu’en ont leurs interprètes nous sera précieuse, et ceux-ci auront bien évidemment leur mot à dire dans l’élaboration des arrangements, notamment instrumentaux.
Yoann Gasiorowski. Les propositions faites par Vincent sont un éventail de musiques que Molière est susceptible d’avoir entendues, chantées, ou mises en scène. La plupart du temps, il en a écrit les paroles. Cela va de l’air de cour à l’intermède de comédie-ballet, en passant par la chanson populaire du XVIIe siècle. C’est cette circulation-là qui formera la trame musicale du spectacle
Vincent Leterme. En ce qui concerne les partitions, il y a de magnifiques éditions révisées de Lully au Centre de musique baroque de Versailles qui m’ont été très précieuses. Mais, malheureusement, assez peu de comédies-ballets. Pour celles-ci, il est en revanche assez facile, et c’est une chance, de consulter la quasi-totalité des manuscrits retranscrits par Philidor après la mort de Lully. Ceux-ci restent d’une lecture un peu malcommode à notre époque, mais il est intéressant de les confronter à l’édition intégrale d’Henri Prunières, parfaitement lisible, elle, puisqu’elle date des années 1930, et que l’on trouve, entre autres documents passionnants, à la bibliothèque de la Comédie-Française que je remercie beaucoup pour son aide.
Yoann Gasiorowski. À l’heure où nous faisons cet entretien, nous avons tout le dispositif musical et scénique. Il s’agit à présent de le tailler à la mesure des acteurs-chanteurs de la Troupe. Contrairement aux précédents cabarets, le spectacle se jouera sans amplification, en son acoustique, et j’aime cette formule de Vincent qui dit que nous jouerons le son « à la bougie ».
Entretien réalisé par Laurent Muhleisen Conseiller littéraire de la Comédie-Française décembre 2021
Croquis de scénographie et de costumes © Chloé Bellemère
Photo de répétitions © Vincent Pontet
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POUR LA SAISON 24-25
En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.
Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.