Entretien avec Éric Ruf et Pierre Audi

La Troupe s’est installée depuis quelques semaines à Aix-en-Provence pour les répétitions de L’opéra de quat’sous, dont la création approche. À cette occasion, Pierre Audi et Éric Ruf évoquent la première collaboration entre les deux institutions qu’ils dirigent, des prémices du projet à ce qu’il symbolise de la rencontre entre les arts.

L’opéra de quat’sous, texte de Bertolt Brecht, musique de Kurt Weill, direction musicale Maxime Pascal, adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier est présenté du 4 au 24 juillet au Festival d’Aix-en-Provence, puis du 23 septembre au 5 novembre Salle Richelieu.

  • Thierry Hilleriteau – Que représente cette première venue de la Comédie-Française au Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence ?

Éric Ruf – Un événement totalement inédit. Et très excitant pour une institution comme la Comédie-Française. Le paradoxe se pose bien sur immédiatement : une troupe de théâtre comme celle du Français, qui ouvre un festival d’art lyrique comme celui d’Aix-en-Provence. Voilà qui parait très exogène. Les yeux s’écarquillent. Mais c’est finalement assez logique. L’histoire de la musique et du théâtre, dans notre pays, sont intimement liées. Dès 1784, avec la création de l’École royale de chant et de déclamation qui préfigure le conservatoire de musique et d’art dramatique, chaque pratique empiète sur l’autre. Depuis, les Comédiens-Français n’ont eu de cesse d’exercer cet art du chant en compensant, par leur talent pour raconter les histoires, des voix quelquefois fragiles, et pas toujours savantes de la chose musicale. D’une certaine manière, cela a donc toujours existé. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point les metteurs et metteuses en scène étrangers pensent que le français est une langue qui chante. Mais là où cette proposition, dont Pierre Audi a été la fée organisatrice, arrive à point nommé, c’est qu’on a aujourd’hui affaire à une génération exceptionnelle d’artistes en chant et jeu, jeu et musique, musique et mise en scène.

Pierre Audi – C’est un moment historique et la concrétisation d’un vieux rêve : celui de faire venir un collectif à Aix-en-Provence. Qui plus est autour d’une œuvre qui est précisément une œuvre de troupe. C’est aussi la réponse à une question qui me taraude depuis mon arrivée au festival : celle du nécessaire élargissement du mot « lyrique ». Je crois que pour être un festival, au XXIe siècle, il nous faut appréhender ce mot de la façon la plus large possible. Un festival lyrique ne peut plus se contenter d’être un simple festival de voix, et ne doit pas se satisfaire d’être un lieu d’expérimentation ou de recherche. C’est une alchimie. Une rencontre entre des artistes, un public et un lieu. Un assemblage complexe. Dans le cas particulier d’Aix, on a, comme avec la Salle Richelieu pour la Comédie-Française, une infrastructure centrée autour d’un objet fameux, devenu mythique depuis maintenant 75 ans : le Théâtre de l’Archevêché. C’est un lieu magique, dont le rapport entre la scène et le public est apprécié ou envié par de très nombreux metteurs et metteuses en scène… Dont Thomas Ostermeier ! Avant même mon arrivée à Aix, en 2019, on lui avait fait voir ce théâtre, et il avait été séduit. Il y avait donc déjà, en lui, le germe de quelque chose qui ne demandait qu’à se concrétiser.

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  • Thierry Hilleriteau – Comment convainc-t-on un metteur en scène tel que Thomas Ostermeier, qui jusque-là s’est toujours refusé à pousser la porte du monde lyrique, à sauter le pas ?

Éric Ruf – Je crois qu’on doit parler de « météo favorable ». Comme très souvent avec les belles histoires, cela s’est construit sur des opportunités de confiance. Je ne sais pas ce qui a présidé au fait qu’il a si longtemps, et jusque récemment avec l’Opéra de Paris, refusé de se frotter au genre lyrique. Mais je le connais maintenant suffisamment pour affirmer qu’il a sa méthode. Et qu’il n’est pas facile pour lui d’en changer. Ou qu’il soit, il a besoin d’une troupe a lui, qui lui rappelle la Schaubühne de Berlin où il travaille. C’est ce qu’on s’est efforcé de lui offrir à la Comédie-Française. En lui proposant toujours des spectacles en début de saison, qui lui permettent d’avoir les acteurs et actrices rien que pour lui pendant trois semaines, avant que ces derniers ne soient pris par l’alternance. Peut-être est-ce ce focus de concentration dont il a besoin, qui lui a si longtemps fait peur à l’opéra. […] Le fait qu’il ait trouvé, à la Comédie-Française, une troupe de gens qu’il apprécie, qui lui dit quelque chose de la troupe qu’il dirige. Du Berliner Ensemble ou il a joué comme figurant. De ce répertoire si particulier de Weill et Brecht qui est fait pour des acteurs et actrices. Le fait que L’opéra de quat’sous soit pour lui une œuvre si familière, dont il chante toutes les chansons par cœur… Tout cela a dû lui faire sentir qu’il y avait enfin une appropriation possible

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Pierre Audi – Cette aventure, c’est une succession de strates différentes. Un empilement de petites et de grandes histoires artistiques, qui se sera étalé sur environ quatre ans. D’abord, ce n’est pas la première fois que je travaille avec Éric et la Comédie-Française, puisque cette dernière était venue a New York pour représenter Les Damnés d’Ivo van Hove a l’Armory, dont j’assure la direction artistique. Ensuite, il y avait l’histoire entre Thomas Ostermeier et l’œuvre elle-même. Au départ, il voulait la monter en Allemagne. Pour une série de raisons, cela n’a pas pu se faire, et il a commencé à apprécier la possibilité de poursuivre son travail en France, avec les acteurs et actrices, et les équipes avec lesquelles il a l’habitude de travailler. Il se trouve que j’avais moi-même une histoire particulière avec Kurt Weill, puisque je suis très proche de Kim H. Kowalke, le président de la Kurt Weill Foundation for Music. Quand Thomas Ostermeier m’a fait part de son envie de monter L’opéra de quat’sous en France, je lui ai tout de suite dit qu’il fallait qu’on aille parler avec Kim H. Kowalke, pour organiser une nouvelle version en français. […] On a pu, grâce à Kim H. Kowalke, trouver des chansons qui n’ont encore jamais été exécutées ! Et le traducteur, Alexandre Pateau, a fait un travail remarquable de détail et de précision. Jusque dans le nom des personnages. Il y a eu beaucoup de bonnes volontés de chaque côté. C’était une condition essentielle pour la réussite du projet. Comme vous le soulignez, le public français a un rapport particulier avec cette œuvre, qui a bénéficié par le passé des coups de maitre de Strehler ou Bob Wilson. Là, Thomas semble vraiment vouloir mettre l’accent sur la musique. Avec une version plus courte que le veut la tradition, des dialogues plus directs. […]

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  • Thierry Hilleriteau – Comment les comédiens et comédiennes du Français appréhendent-ils le fait de chanter à Aix ?

Éric Ruf – Il y a beaucoup de fantasmes… Et bien sûr d’appréhensions. Un grand nombre de sociétaires, chez nous, environ un tiers de la Troupe, a déjà mis en scène des opéras, ou joue régulièrement les récitants chez Stravinsky ou dans Jeanne au Bûcher d’Arthur Honegger, par exemple. Ils savent ce qu’Aix représente dans le monde lyrique. Il y a quelques années, nous étions allés avec la Comédie-Française au Printemps de Bourges. C’était déjà pour nous un évènement tout à fait extraordinaire… Mais si on m’avait dit, encore à ce moment-là, que nous irions un jour à Aix-en-Provence ouvrir le festival, je crois que j’aurais sans doute cru à un gag (rires). Il faut ici saluer le travail remarquable de casting fait par Thomas Ostermeier. Et aussi, je crois, sa capacité à mettre les acteurs et actrices à l’aise. À les rendre plus légers. Il fait partie de ceux qui travaillent énormément le théâtre pour avoir l’impression de ne plus en faire. Qui creusent profond, pour avoir l’impression qu’au bout d’un moment, ce n’est plus du jeu, mais une présence naturelle. On ne sait plus exactement d’où ça vient. Chez Ivo van Hove, il y a une accumulation de strates qui libère les acteurs du poids de l’incarnation. Chez Ostermeier, c’est autre chose. Un effet de déconstruction propre à son théâtre, qui fait du bien aux interprètes. Je compare souvent la troupe du Français a un orchestre. Ce sont des interprètes qui ont besoin d’une baguette. Ils ne sont jamais aussi heureux que quand il se retrouvent face à quelqu’un qui les impressionne, qui a sa méthodologie, et vers lequel ils se sentent appelés à grandir. Et Thomas Ostermeier est particulièrement impressionnant. Ne serait-ce que par sa stature. Ou les fantasmes qu’il véhicule.

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  • Thierry Hilleriteau – Comment s’est fait le choix du Balcon de Maxime Pascal, pour accompagner la Troupe dans cette aventure ?

Pierre Audi – Le casting était l’une des étapes clefs de cette nouvelle production, qui conditionnerait toute la suite de l’aventure. Il y a eu à ce sujet beaucoup de réflexion. Pour l’orchestre, Thomas m’a dit qu’il cherchait un chef inventif. Flexible mais aussi capable de faire des propositions. J’ai immédiatement pensé à Maxime Pascal et a son ensemble Le Balcon. C’est un collectif que j’aime beaucoup. J’aime leur énergie, et l’une de mes missions, à Aix, est précisément de faire entrer du sang neuf. Maxime n’est pas un « Kurt-Weillien », mais il est rentré dans ce domaine avec un réel plaisir et beaucoup d’envie. […]

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  • Thierry Hilleriteau – Voilà un ensemble qui illustre parfaitement cette « nouvelle génération » d’interprètes qu’Éric Ruf évoquait. Sommes-nous à l’aube d’un nouvel âge d’or de l’interdisciplinarité, similaire à celui que la France a pu connaître dans la première moitié du XXe siècle ?

Éric Ruf – Je ne sais quelle est la poule et quel est l’œuf. Pour moi, ce ne sont pas des gens qui se questionnent, ce sont des « natifs » de l’interdisciplinarité. Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux avaient créé en 2019 Les Serge (Gainsbourg point barre), spectacle dans lequel il n’y a aucun musicien extérieur : tous et toutes chantent et jouent avec un art d’interprète musical assez bluffant.
Pour les jeunes pensionnaires Claïna Clavaron et Marie Oppert, c’est quelque chose de parfaitement naturel. Là où notre génération apprenait un instrument et le solfège de manière laborieuse, comme moi avec le basson, et où la pratique de plusieurs instruments était l’exception, eux sont souvent multi-instrumentistes. Ils ont appris à jouer de manière tout à fait naturelle, avec des logiciels intuitifs. Je suis de plus en plus attentif à cela quand je les engage. […]

Extraits d’un entretien réalisé par Thierry Hilleriteau, novembre 2023

Article publié le 29 juin 2023
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