Entretien avec Tiago Rodrigues

Nous sommes à une dizaine de jours de la création hors les murs « d’Hécube, pas Hécube » dans l’espace exceptionnel de la Carrière de Boulbon au Festival d’Avignon, avant une longue tournée qui débutera le 26 juillet dans le cadre mythique d’Épidaure. Tiago Rodrigues dévoile les grandes lignes de son travail avec la Troupe. Les comédiennes et comédiens y incarnent une équipe préparant « Hécube » d’Euripide, tandis que l’actrice du rôle-titre est impliquée dans un procès contre une institution pour maltraitance sur son enfant autiste.
« Hécube, pas Hécube » : comment l’antique nourrit le présent, en quoi l’art est entaché de la vie et inversement.

Hécube, pas Hécube, texte et mise en scène Tiago Rodrigues
Du 30 juin au 16 juillet 2024 au Festival d’Avignon
En tournée en France et en Europe du 26 juillet 2024 au 30 janvier 2025
Salle Richelieu du 28 mai au 25 juillet 2025

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  • Laurent Muhleisen. La trame de votre pièce repose sur un principe de superposition. À l’histoire de la femme troyenne vient se mêler un drame personnel – celui d’une actrice, de nos jours, répétant le rôle d’Hécube – pour lequel elle réclame justice. Comment en êtes-vous arrivé à ce processus ?

Tiago Rodrigues. Deux raisons fondamentales : l’une d’ordre pérenne, l’autre circonstancielle m’ont amené à cette idée de superposition, que j’appellerais volontiers « écrire à côté, ou entre les lignes d’Euripide ». On revient toujours aux tragédies grecques en se posant les questions suivantes, mal formulées à mon avis : quel sens ont-elles aujourd’hui ? Comment peuvent-elles encore nous parler ? Sont-elles vraiment intemporelles ? Je préfère poser la question inverse : notre monde a-t-il encore un sens vu à travers le prisme de la tragédie grecque ? Demeurons-nous cette espèce humaine dont parle Euripide ? Peut-on utiliser son théâtre comme un verre grossissant pour évoquer le monde actuel – quitte à le voir autrement –, et réaffirmer des convictions ou faire des découvertes ?
La raison circonstancielle est liée à mon observation quotidienne des comédiennes et des comédiens avec lesquels je travaille, à la façon dont je les vois s’emparer du travail tout en faisant face à des problématiques de leur vie privée – familiale, politique, citoyenne. Et plus le temps passe, plus cette observation m’inspire, car je pense que le théâtre sert davantage à ma vie que ma vie ne sert au théâtre.
Lors d’une récente création en Suisse, j’ai suivi une affaire médiatique autour d’un cas de maltraitance d’enfants autistes placés dans une institution. J’ai pris contact avec des parents d’enfants porteurs de troubles du spectre autistique et ces échanges m’ont donné l’envie d’écrire une fiction sur ce sujet. Pour en définir le cadre, je me suis inspiré d’articles de journaux consacrés à cette affaire, mais aussi de recherches plus générales sur la façon dont nous, société humaine défendant des valeurs démocratiques, sommes encore très négligents et impuissants face à la violation de droits fondamentaux d’individus vulnérables, qu’il s’agisse de personnes autistes, handicapées, ou simplement âgées. Or, dans Hécube d’Euripide la question de la justice est intimement liée à la question de la vulnérabilité.
Peu à peu, les morceaux du puzzle ont commencé à se rassembler. Foncièrement, ce dont il est question dans Hécube, c’est de la définition d’une limite – liée à ce qu’on appellerait aujourd’hui le droit international – qui permettrait de reconnaître par essence la dignité de l’autre, même vaincu, même réduit à l’esclavage. À la fin de la guerre de Troie, Hécube peut concevoir pourquoi Achille depuis la tombe réclame la mort de sa fille Polyxène, pourquoi cette guerre maudite lui a volé ses enfants chéris, Hector et Pâris, pourquoi elle ne verra plus jamais sa fille Cassandre. Mais le fait qu’un ami, le roi de Thrace, à qui elle avait confié le soin de son plus jeune fils, Polydor, ait pu la trahir par cupidité en assassinant le dernier de ses enfants, voilà qui la confronte à un « crime inouï, au-delà de la parole et de lapensée » comme elle le dit elle-même. Le fondement de la dignité humaine aété outrepassé. Il y a là crime contre l’humanité, non seulement parce qu’il ya violation du devoir d’hospitalité, mais aussi parce qu’il y a meurtre du plusvulnérable des vaincus.

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  • Laurent Muhleisen. Ce principe de juxtaposition s’inscrit dans un procédé que vous affectionnez particulièrement : écrire le texte de vos spectacles au fur et à mesure du travail de répétition avec les comédiennes et les comédiens. Comment avancez-vous, dans ce cas précis ?

Tiago Rodrigues. Au texte d’Euripide s’ajoute la lecture des membres de la Troupe et le débat qu’ils suscitent, eux-mêmes nourris par ce que le scandale de la « tragédie contemporaine » inscrit dans leur imaginaire. La lecture d’Euripide est d’emblée biaisée par des points de vue, un cadre fictionnel, l’envie même de faire un spectacle « à partir de ». Nous sommes tous et toutes des artistes à la table, lisant, et nous cherchons dans le texte de quoi nous nourrir pour raconter une autre histoire. Tout mon théâtre, je crois, s’inspire d’un geste premier, celui de la lecture : lecture d’une épopée, d’une pièce, d’un roman, d’un article de journal, d’une archive, voire d’un texto. Il y a toujours une « œuvre » qui précède mon œuvre. Cette lecture est circonstancielle, elle dépend de l’esprit du temps, et des personnes présentes autour de la table. Le débat, la conversation m’inspirent : on lit, on parle de ce qu’on a lu, j’écris, on relit, on échange à nouveau, je réécris, jusqu’au moment où on pourra apprendre par cœur, et dire à voix haute.
C’est un processus de traductions successives. Le théâtre, au fond, est une histoire de traduction permanente, ne serait-ce que par le passage des mots à la chair, mais aussi par celui du passé au présent. On part toujours de la mémoire, de ce qui s’est passé la semaine dernière ou il y a vingt-cinq siècles, pour affirmer le présent sur scène. Entre l’équipe et moi, il y a là quelque chose de l’ordre de la correspondance, du roman épistolaire. Il y a « échanges de lettres », sans idée préconçue, au départ, de ce à quoi le spectacle ressemblera. Je fais confiance à ce processus. Je ne répète jamais pour arriver au spectacle dont je « rêvais », je répète avec la confiance qu’à la fin, la compétence, la sensibilité, l’humanité, la vision de chacun et chacune créera un objet résultant d’un travail commun, un spectacle destiné lui-même à évoluer puisque le public en fera sa propre traduction, soir après soir.

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  • Laurent Muhleisen. En pensant le théâtre en fonction d’un événement douloureux et réel, interrogez-vous délibérément sa place et sa fonction dans la société ?

Tiago Rodrigues. Vaste et intéressante question. Je dirais que le théâtre « est ». Je refuse l’idée d’une fonction sociale, d’un impact particulier qui légitimerait son existence. Le théâtre fait partie de l’expérience humaine, et il existera toujours. Évidemment, je suis un passionné du service public, et je pense que la société a collectivement le devoir de profiter et de faire profiter, le plus démocratiquement possible, de l’existence de cet art sans qu’on ait pour cela besoin de justifier sa fonction. La dimension politique du théâtre en tant qu’assemblée humaine lui confère sans doute une dimension particulière, mais comme toute expression artistique, le théâtre nous propose une expérience qui dépasse son caractère indispensable : c’est un art utilement inutile. Il nous permet d’élargir nos horizons, de réfléchir sur notre existence, mais aussi de nous souvenir que l’essentiel est invisible et non quantifiable, constitué de valeurs, d’émotions qui n’ont rien à voir avec une quelconque efficacité. Et c’est précisément en nous rassemblant pour une expérience humaine partagée, celle de « l’utilité inutile » que le théâtre peut être politiquement dangereux.
J’ai pu m’en rendre compte au Portugal en étudiant les archives de la censure sous la dictature qui m’ont inspiré un spectacle, Trois doigts en-dessous du genou. La censure portugaise avait par exemple, autorisé la diffusion d’un film tiré de Désir sous les ormes d’Eugene O’Neill, avec Sophia Loren et Anthony Quinn, considérant que l’action se passait ailleurs, dans une autre société et à une autre époque ; mais elle avait interdit que la pièce soit montée au Portugal, donc jouée en portugais, « en direct », car selon les propres mots du censeur, cela aurait rendu le public « complice » de l’intrigue et du message délivré. C’est toujours chez ses ennemis qu’on trouve les plus beaux éloges de ses actions !

Cette question de la complicité induite par la présence physique du public dans une même salle m’avait profondément marqué. Je la trouve encore très fertile aujourd’hui. Le théâtre qui me fascine, que j’ai envie de faire – même si j’aime aussi beaucoup d’autres formes théâtrales ! –, marie, dans le fond et dans la forme, émotion et complexité : nous vivons dans un monde qui nie la complexité, et dès qu’on cherche à la saisir, l’émotion se dérobe à nous la plupart du temps.

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  • Laurent Muhleisen. Le spectacle a été pensé pour une création à la Carrière de Boulbon lors de la prochaine édition du Festival d’Avignon. Or, il va être amené à tourner en Europe avant de revenir à la Comédie-Française Salle Richelieu à Paris. Le fait de passer du plein air à l’intérieur constitue-t-il pour vous un défi particulier ?

Tiago Rodrigues. C’est un énorme privilège de pouvoir créer un spectacle en sachant qu’il va avoir plusieurs vies. Passer de la Carrière de Boulbon à la Salle Richelieu par exemple, constitue une difficulté technique et artistique certaine : mais c’est aussi une chance d’imaginer un spectacle qui puisse dialoguer avec des espaces aussi différents. Cela vient renforcer une dimension très importante de mon processus de travail et de mon rapport aux artistes qui composent mon équipe. Cela m’oblige à définir, dès le départ, une règle du jeu, avant même de produire un texte. Certes, l’élément textuel est central dans mon travail mais il n’est pas la source du décor ou des costumes. Ces derniers, comme le travail avec les comédiennes et les comédiens, conditionnent le processus d’écriture.
Dans Hécube, pas Hécube, le son et plus particulièrement la musique, seront imprégnés des chansons d’Otis Redding, chanteur soul du début des années soixante, pour une raison simple : l’enfant autiste maltraité dont il est question dans le spectacle a un certain nombre de fixations, notamment musicales. Il écoute toujours le même chanteur, en boucle. Et il porte, au demeurant, le même prénom qu’Otis Redding. Cela introduira un univers esthétique volontairement décalé, fondé sur la répétition, l’obsession, en écho avec ce que traverse l’actrice, sa mère, répétant le rôle d’Hécube tout en étant engagée dans la machine juridique.
En somme, le décor et les costumes, « animés » par le spectacle, constituent le cadre du terrain de jeu, la « maison » dans laquelle celui-ci va se dérouler. La lumière et le son viendront quant à eux habiter cette maison. Enfin, le jeu des acteurs et des actrices est ce qui fera vivre cette maison. Le texte sera écrit pour les interprètes, au plus proche de ce qu’ils sont.

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  • Laurent Muhleisen. Un élément occupe l’espace du plateau, en plein air comme en salle : une énorme statue de chienne. Que pouvez-vous révéler, à ce stade, de sa fonction ?

Tiago Rodrigues. Cela vient d’Euripide dont la pièce se termine par une brève mention de ce que sera le destin tragique d’Hécube, celui qui restera dans la mythologie : devenir une « chienne de guerre », aux yeux rouges, qui, ivre de colère, ne cessera plus d’aboyer. Nous faisons confiance à la force d’évocation de cette énorme statue à laquelle il sera fait référence dans le texte.
Au cours des dernières répétitions, nous avons évoqué l’importance croissante du chœur. C’est lui qui permettra de passer d’Euripide à notre époque. En d’autres termes, le chœur antique, dans ce spectacle, sera capable de voir notre présent : il commentera non seulement le parcours d’Hécube, mais aussi celui de l’actrice qui l’interprète. Il sera une sorte d’agent double. La présence de cette chienne monumentale sera un des pivots dramaturgiques de l’écriture. Elle contribuera à produire le « rêve du jeu », et à faire « vivre » la pièce.
Pour finir, j’ajouterais que je réalise des pièces parce que je suis inspiré ou bouleversé par un sujet, mais le propos de la pièce n’est jamais ce sujet. La pièce est le fruit de mon urgence, de mon désir partagé avec une équipe. Dans ce processus, on dialogue avec des sujets, on ne les traite pas. Il n’y a pas de thèse, pas d’explication, ni de « message » ! Je pense le spectacle comme une conséquence dans un acte de présence collective.

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Entretien avec Tiago Rodrigues
réalisé par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, février 2024

Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Article publié le 20 juin 2024
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Hécube, pas Hécube
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