Faire exister un théâtre de combat et de réflexion

Entretien avec Anne Kessler

« Anne Kessler, dont on connaît le talent singulier de comédienne et de metteuse en scène, nous a habitués de long temps à des spectacles qui sont des bijoux d’invention et de finesse. « Omar-Jo, son manège à lui » s’inspire de « L’Enfant multiple », un roman lumineux d’Andrée Chedid où se raconte le destin d’un enfant orphelin et mutilé par une guerre, qui se réfugie en France et va redonner vie au vieux propriétaire d’un manège comme à l’arrêt.
Guy Zilberstein et Anne Kessler imaginent que cette histoire, cette fiction, constitue un des épisodes d’une série de podcasts consacrés aux enfants victimes de guerres. Entre témoignages réels, documentés et la nouvelle de Chedid, une discussion s’engage alors sur l’opportunité ou non de mélanger les deux matières alors que la plus disante ou précise n’est pas forcément celle qu’on attend. » Éric Ruf


Omar-Jo, son manège à lui
de Guy Zilberstein
d'après L'Enfant multiple d'Andrée Chedid
mise en scène Anne Kessler
Studio-Théâtre du 21 SEPT au 3 NOV 24

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  • Oscar Héliani. Vous avez dirigé la Troupe dans des textes de Strindberg, Marivaux, Schnitzler et Guy Zilberstein qui signe cette adaptation d’Omar-Jo. Qu’est-ce qui rapproche pour vous ces auteurs ?

Anne Kessler. Tous ces auteurs pratiquent, à mes yeux, leur art avec un projet commun : celui de faire exister un théâtre de combat et de réflexion. Ce sont des auteurs de leur temps qui se confrontent à l’inconnu immédiat avec un goût pour l’expérience, pour l’innovation sur le fond et dans la forme. Marivaux est certainement le plus grand savant « littéraire » de son temps, comme le furent Lavoisier ou Montesquieu dans d’autres disciplines. L’expérience est un moteur de création extraordinaire : Marivaux échange les maîtres et lesvalets pour voir ce qui se passe, Strindberg se confronte aussi à des questions sociétales telles que la recherche de paternité dans Père – que je n’ai pas monté mais que j’ai joué sous la direction d’Arnaud Desplechin – et dans Les Créanciers où il s’insinue au milieu d’une sorte de couple à trois avec la volonté d’en décrypter les codes secrets. Schnitzler se penche sur cette société viennoise qui le passionne et le déçoit parfois. Quant à Guy Zilberstein, il essaie de comprendre les nouvelles passions, l’Histoire en marche, les conflits. Il partage cette curiosité avec Andrée Chedid.

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  • Oscar Héliani. Pourquoi l’histoire de cet enfant de la guerre du Liban vous semble-t-elle pertinente aujourd’hui et maintenant ?

Anne Kessler. Parce que la planète n’a jamais été aussi conflictuelle, aussi brutale, aussi indifférente à la souffrance. La proposition d’Andrée Chedid relève d’une sorte de génie préfigurateur. Quarante ans après sa sortie, L’Enfant multiple est une métaphore du temps que nous vivons ; mais au-delà de cette lucidité, il y a cette illumination : l’idée d’un enfant miraculeux, réparateur, rédempteur, qui malgré ses blessures est resté pourvu d’un don pour le bonheur, d’une réserve inépuisable d’intelligence et d’ingéniosité qui permet de garder foi en l’humanité et en son avenir. Ce roman contient un message qui prend chaque jour plus de sens.

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  • Oscar Héliani. Vous entretenez une relation étroite avec la radio. En 2008 déjà, vous montiez Trois hommes dans un salon d’après l’interview radiophonique de Brel, Brassens et Ferré par François-René Cristiani. Vous avez enregistré des podcasts pour France Inter et dirigé, à la Maison de la Radio, une lecture de Richard III pour commémorer le 450e anniversaire de la naissance de Shakespeare. Qu’est-ce qui a déclenché l’envie de raconter l’histoire d’Omar-Jo par le prisme d’un podcast ?

Anne Kessler. C’est la proposition de Guy Zilberstein qui a voulu que ce spectacle raconte un débat interne entre les membres d’une équipe artistique qui réalisent un podcast. C’est une idée qui m’a séduite parce que l’écoute du podcast est aujourd’hui une pratique culturelle nouvelle, populaire, nomade, numérique qui parle à tout le monde. Construire un pont entre le théâtre et la radio – ou le podcast – pour évoquer un personnage de roman, c’est une sorte de fusion que je trouve passionnante.

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  • Oscar Héliani. Parlant d’un théâtre de combat, Guy Zilberstein évoque trois postures, celles du témoin, de l’observateur et du voyeur. Comment définiriez-vous votre posture en tant que metteuse en scène ?

Anne Kessler. Je conçois mon rôle de metteuse en scène à la croisée de ces trois postures, même si je privilégie celle de témoin. Je ne fais que prendre acte de ce que font les acteurs et les actrices, et à ce titre, je suis témoin, mais aussi garante du fait qu’ils servent le projet de l’auteur. Dans ce cas précis, nous avons une autrice et un auteur à respecter : Andrée Chedid et Guy Zilberstein. Il faut être très vigilants.

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  • Oscar Héliani. Et si les spectateurs ou spectatrices ne connaissent pas grand-chose sur la guerre du Liban et ses conséquences sur des individus comme Omar-Jo ?

Anne Kessler. J’aime le roman d’Andrée Chedid et l’adaptation qui en a été faite parce qu’ils livrent des informations et des situations qui ne nécessitent pas de savoir préalable. Nous sommes dans une matière universelle et, pour naître, l’émotion n’a besoin de rien d’autre que d’une matière universelle traversée par de la poésie.

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  • Oscar Héliani. Elvis est un comédien qui ose contester un texte qu’on lui tend. Est-ce une réaction que vous comprenez ?

Anne Kessler. Je la comprends parfaitement. La critique, la contestation, dans le cadre d’un projet artistique est un thème récurrent chez Guy Zilberstein. Je pense, comme lui, que c’est une question prioritaire. Les acteurs et actrices doivent s’en emparer à chaque fois que l’occasion leur en est donnée.

  • Oscar Héliani. Comment réagissez-vous à la phrase de la productrice du podcast : « Peu importe que ce qu’on raconte soit vrai, l’important, c’est que ce soit juste » ?
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Anne Kessler. Cette phrase contient certainement une part de provocation, mais je la cautionne absolument. C’est une phrase « manifeste » qui affirme la liberté des artistes quand ils s’expriment dans une œuvre de fiction. Un roman, une pièce de théâtre… un film

  • Oscar Héliani. Les spectateurs et spectatrices du Studio-Théâtre pensent être les témoins privilégiés de l’enregistrement d’un podcast. Ne sont-ils pas en réalité partie prenante dans la fabrication d’un document sur la mémoire et le souvenir des victimes ?

Anne Kessler. C’est très précisément le rôle que leur assigne ce dispositif.

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Entretien réalisé par Oscar Héliani
Photos de répétition © Jean-Louis Fernandez
Dessins Anne Kessler

Article publié le 12 septembre 2024
Rubriques

Omar-Jo, son manège à lui
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