Le Malade imaginaire, trentième et dernière comédie de Molière, reste indissolublement liée au sort de son auteur. Jouée pour la première fois le 10 février 1673 sur le théâtre de Molière au Palais-Royal, cette comédie-ballet en trois actes et en prose, « mêlée de musique et de danses », avait été écrite pour être représentée à l’occasion du Carnaval avec l’espoir que son succès inciterait le roi à réclamer qu’elle soit jouée à la cour. Malgré le triomphe des trois premières représentations, Louis XIV ne vit jamais Molière dans le rôle d’Argan.
Le 17 février, au soir de la quatrième représentation, Jean-Baptiste Poquelin mourait dans sa maison de la rue de Richelieu. Sur scène le comédien avait dû puiser toute son énergie de serviteur du public pour surmonter le malaise qui montait. Dès la toile baissée, il fut transporté chez lui où il succomba d’une « fluxion », le sang ayant envahi ses poumons. Sa condition de comédien l’empêcha de recevoir l’absolution et compliqua la célébration de l’office religieux voulu par les siens. L’archevêque de Paris n’autorisa qu’une cérémonie modeste à la tombée du jour. Cependant si l’on en croit La Gazette d’Amsterdam, la notoriété du personnage l’emporta et ce ne sont pas moins de huit prêtres et 700 à 800 personnes qui à la lueur des flambeaux accompagnèrent le convoi funèbre de Molière jusqu’au cimetière Saint-Joseph1. La mort de Molière, au sortir des planches, donne à la comédie du Malade imaginaire une dimension grave et émouvante que les années n’ont pas effacée. Elle reste gravée dans les mémoires selon les mots du registre de La Grange : « Ce mesme jour, après la comédie, sur les 10 heures du soir, Monsieur de Molière mourust dans sa maison rue de Richelieu, ayant joué le roosle dudit malade imaginaire fort incommodé d’un rhume et fluction sur la poitrine […] ».
Dès le 24 février 1673, le théâtre du Palais-Royal rouvrit et, le 3 mars, La Thorillière reprenait le rôle d’Argan, mais la troupe de Molière, privée de son chef, ne put se maintenir. Après Pâques, La Thorillière, Baron et les Beauval furent engagés par l’Hôtel de Bourgogne. La troupe qui restait fut chassée du Palais-Royal et s’installa à l’Hôtel Guénégaud où la rejoignirent, sur ordre du roi, les comédiens du Théâtre du Marais. À Guénégaud, la Troupe reprit Le Malade imaginaire qui fut enfin représenté devant le roi le 21 août 1674. En 1680, Louis XIV réunit les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et de Guénégaud pour fonder une troupe unique, qu’on allait appeler la Comédie-Française. Elle donna dès le 6 septembre Le Malade imaginaire.
Depuis cette date, beaucoup d’Argan se sont succédé, interprétant souvent un malade éclatant de santé, parmi lesquels Montmény au XVIIIe siècle, Coquelin cadet au siècle suivant et, plus près de nous, Louis Seigner.
En contrepoint de ces interprétations burlesques, une autre tradition faisait d’Argan un vrai malade plus sombre, plus pathétique ; ce fut le cas de Provost à partir de 1842 et surtout, hors de la Comédie-Française, en 1929, chez Gaston Baty avec un Argan malade, incompris des médecins et de sa famille.
À la Comédie-Française, Le Malade imaginaire a fait l’objet de quatre mises en scène depuis la dernière guerre, celle de Jean Meyer en 1944 dans un décor de Louis Touchagues avec Raimu, puis, en alternance, Denis d’Inès et Louis Seigner ; celle de Robert Manuel en 1958 dans un décor de Suzanne Lalique, avec Louis Seigner, et René Camoin, ainsi que Micheline Boudet et Catherine Samie en Toinette. Catherine Hiegel fut, elle aussi, pour quelques représentations en 1969, la Toinette de René Camoin. Dans la mise en scène de Jean-Laurent Cochet en 1971, avec un décor de Jacques Marillier, Argan fut incarné par Jacques Charon et, pour quelques représentations, Pierre Dux, alors administrateur. Françoise Seigner était Toinette. Jean Le Poulain et France Rousselle reprirent ensuite les deux rôles.
La dernière mise en scène, due à Gildas Bourdet, a été donnée de 1991 à 1993 avec Jean-Luc Bideau, Argan burlesque aux prises avec une Toinette qui prit les traits de Marianne Epin, puis de Céline Samie. Dans cette interprétation, c’était Béralde (Nicolas Silberg) le véritable malade, aux côtés de son frère en pleine force physique, quoique gravement névrosé.
Le premier « malade » de la mise en scène de Claude Stratz en 2001 fut Alain Pralon, à qui succédent Gérard Giroudon et aujourd’hui Guillaume Gallienne.
Depuis le XVIIe siècle, les Comédiens-Français ont jouéLe Malade imaginaire 2456 fois, ce qui place la pièce parmi les plus jouées. La cérémonie des médecins a longtemps été choisie pour l’hommage à Molière, le 15 janvier, jour anniversaire de son baptême. À cette occasion, on exposait naguère sur scène le « Fauteuil de Molière » dans lequel il aurait joué pour la dernière fois. Cette relique a pris au fil du temps une valeur symbolique qui lui vaut d’être aujourd’hui encore exposée dans les galeries du théâtre.
Joël Huthwohl
Directeur du département des arts du spectacle à la Bibliothèque nationale de France
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