Le Misanthrope par Clément Hervieu-Léger

« Le Misanthrope » de Molière Mise en scène Clément Hervieu-Léger Du 2 février au 22 mai 2022, Salle Richelieu

Alter ego

Le projet de cette mise en scène du Misanthrope est né après celle de La Critique de l’École des femmes. Lorsque Muriel Mayette-Holtz m’a demandé si je souhaitais monter un classique à la Salle Richelieu, j'ai immédiatement pensé au Misanthrope, mais je n’aurais jamais proposé cette pièce si je n’avais pas, d'abord, monté La Critique. J’ai le sentiment que cette petite pièce en prose, écrite en 1663, contient en germe toute la grande pièce en alexandrins à venir trois ans après. À la fois quant aux situations, quant aux personnages et peut-être quant aux enjeux artistiques et théâtraux. Il me semblait évident, en montant La Critique, que derrière le personnage de Dorante on voit affleurer celui d’Alceste ou, de la même manière, derrière Élise celui de Célimène, derrière Célimène celui d'Arsinoé, derrière le Marquis celui d'Oronte. J’ai donc eu envie de repartir de ce noyau-là. Et comme Loïc Corbery jouait Dorante, personnage jeune dans La Critique, je lui ai proposé le rôle d'Alceste dans Le Misanthrope. Mais il y a autre chose : on dit beaucoup que Le Misanthrope est une pièce très autobiographique pour Molière. Elle l'est sans doute. Mais il me semble que cela a pour conséquence principale non pas tant de donner des détails de la vie de son auteur, que d’amener le metteur en scène à livrer à son tour une part de lui-même. De ce point de vue, quand je suis spectateur, je peux être tout à fait ravi qu’on me raconte l’histoire d’un homme de cinquante ans amoureux d’une jeune fille de vingt ans. Je me sens en revanche incapable de la raconter en tant que metteur en scène. J’avais besoin d’avoir un Alceste qui puisse être une forme d’alter ego. C'est le troisième spectacle que je fais avec Loïc Corbery, qui est aussi un ami ; nous nous connaissons et nous comprenons bien. Comme Jean-François Sivadier, qui a monté la pièce la saison dernière avec Nicolas Bouchaud – alter-ego de Sivadier s'il en est –, j’aime l’idée qu'un metteur en scène puisse monter Le Misanthrope avec son acteur fétiche. Certes, quand Molière l’a joué, il était plus âgé qu’Armande, mais il ne faut tout de même pas oublier qu’elle était sa femme et qu'une très grande intimité existait entre eux. Ainsi, juste après sa mort, c’est Baron qui a repris le rôle – tout porte à croire d’ailleurs que Molière le lui avait fait répéter – or Baron était un hommejeune, extrêmement séduisant et, de surcroît, l’amant d’Armande…

Pour bien haïr un seul homme, il faut les haïr tous

De la même façon, je peux comprendre la misanthropie d’un homme de cinquante ans, mais je ne peux pas la raconter. Avant de monter la pièce de Molière, je pense qu'il faut d'abord se demander ce qu’est la misanthropie. Et se rappeler que la pièce comportait à l'origine un sous-titre : L’Atrabilaire amoureux. Pour moi, la plus belle définition de la misanthropie, se trouve dans le Phédon de Platon où Socrate, pour donner un exemple de ce qu’est la misologie, évoque la misanthropie. Il est passionnant de rapprocher misologie et misanthropie, y compris pour parler du Misanthrope de Molière. Ce que dit Socrate, en substance, est que ce qui peut rendre un être misanthrope c’est d’être trahi par l’homme qu’il pensait être un ami et auquel il avait donné toute sa confiance. Alors, par induction, pour pouvoir haïr une personne, il décide de haïr tout le monde. Or, dans l’histoire de Molière, 1665 – l'année d'écriture du Misanthrope – est une année de trahison : celle de Racine, qui donne sa tragédie Alexandre le Grand à l’Hôtel de Bourgogne, après l’échec de sa création par Molière. Molière tombe alors malade et il est obligé, pour la première fois, de fermer le théâtre pour raisons de santé. La seconde fois qu’il sera amené à le faire, ce sera lorsque Mlle Du Parc, maîtresse de Racine, quitte sa troupe, juste après avoir interprété Arsinoé, pour rejoindre l’Hôtel de Bourgogne afin d'y jouer le rôle d’Andromaque. Ce sont peut-être des coïncidences. Toujours est-il que les deux seules fois où Molière fut trop malade pour entrer en scène sont visiblement liées à une rupture avec Racine, son grand ami, son alter ego.

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Dépression et désir

Pour revenir au sous-titre, il faut évoquer ici la théorie des humeurs développée notamment par les disciples d’Hippocrate ; il y en a quatre : le sang, la bile jaune, la bile noire et la lymphe. Et la bile noire – l’atrabile – ce n'est ni plus ni moins que la mélancolie. On comprend dès lors pourquoi Le Misanthrope a pu être une telle source d’inspiration pour les Romantiques. Ce qui est intéressant dans cette théorie, c’est de considérer la dépression comme une maladie ; dans la première scène, Philinte en parle d'ailleurs en ces termes à Alceste, sous entendant qu'elle fait partie de sa nature. Alceste se bat donc également contre son tempérament, son penchant mélancolique, lui-même nourri par sa misanthropie. La misanthropie et le fait d’être atrabilaire ne sont pas la même chose, mais la confrontation entre les deux est passionnante à mettre en scène. Comment le corps d’un homme de trente-cinq ans se débat-il avec cela ? Comment affronter le moment où surgit le désir physique – c’est toute la grande histoire avec Célimène : « Il est vrai, ma raison me le dit chaque jour, mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour ? » Le sentiment amoureux n’est pas seulement cérébral, c’est aussi un désir physique, ardent et irrépressible. Tout cela m’évoque des figures de la misanthropie : Pascal, qui après avoir brillé dans les salons a rejoint Port Royal, ou l’Abbé de Rancé qui se retira à La Trappe. Le désert d'Alceste n’est pas loin de celui de Pascal ; Philinte, quant à lui, se rapproche de « la philosophie ordinaire » de Montaigne, selon laquelle le compromis n’est pas la compromission. À mon tour, je me suis demandé ce qu’était le désert. Pour quoi serais-je capable de tout quitter ? Sans doute pour l’Art. Pour moi, l’Art est l’expérience absolue de la solitude, y compris au théâtre, alors même qu’on joue avec ses partenaires… On n’est jamais plus seul que lorsqu’on entre en scène, au moment où l’on pose le premier pied sur le plateau. La mise en scène, elle aussi, est un grand apprentissage de la solitude. La figure de misanthrope qui m’est alors apparue est celle de Glenn Gould, au moment où, à trente ans, il décide d’arrêter les concerts pour ne plus se consacrer qu’aux enregistrements et à ce face à face avec le piano. En somme, ce qui fait progresser l’intrigue dans Le Misanthrope, c’est ce combat entre le désir irrépressible et le constat de sa propre dépression. Ce qu’Alain Ehrenberg nomme La fatigue d’être soi : pour affronter cela, on s’arc-boute sur une posture philosophique, ou plutôt morale. Une posture qui ne cesse pourtant d’être tiraillée entre passion et raison. Ce combat est passionnant à raconter, rendant le personnage de Célimène d’un côté, et celui de Philinte de l’autre, extrêmement importants. Le Misanthrope est l'histoire d'un trio et non uniquement celle d’un tête-à-tête entre Alceste et Célimène. L’ami y a également toute sa place. Dans la pièce, très souvent, il y a un amalgame : on a l’impression que quand Alceste vitupère contre l’amitié, il s’en prend à Philinte. Ce n’est pas le cas. Il s’en prend à cet ami dont il parle au début de la pièce, qui l’a trahi, et qui entame à présent un procès contre lui, et va même jusqu’à lancer ensuite une cabale. Cette histoire du procès passe souvent à l’as lorsqu’on monte Le Misanthrope. Je crois, au contraire, qu’il est essentiel de bien comprendre où l’on en est du procès tout au long de cette journée, de bien en comprendre les tenants et aboutissants pour mesurer la blessure fondamentale d’Alceste. Il est obsédé ; pas une scène, pas un moment où ne soit fait référence, allusion à ce procès, à cette amitié trahie. C’est Philinte qui est alors en mesure d’occuper la véritable place de l’ami, « Je ne vous quitte pas » dit-il alors à Alceste, à la fin de l’acte I.

Le palier comme métaphore du répertoire aujourd'hui

Molière nous dit que l'action se passe dans le salon de Célimène, et l'on comprend à certaines répliques qu'il se situe entre deux étages. Célimène parle également d’une galerie. C’est tout ce que l’on sait. En mettant cela bout à bout, on peut se dire qu’on est dans un entre-deux : entre le bas et le haut, avec une galerie sur le côté. Et pourtant, en relisant la pièce, j'ai eu l’impression que l'action ne se passait pas toujours dans le même lieu. Que l’on pourrait parfois être dans une chambre, ou dans un autre endroit plus intime. Je me suis donc demandé comment, théâtralement, résoudre cette question-là en gardant un lieu unique, tout en le faisant évoluer au fur et à mesure des scènes et des actes. Avec Éric Ruf, qui réalise le décor, j’ai donc choisi de représenter le palier d’un hôtel particulier parisien. Célimène, jeune veuve, revient chez elle après avoir vécu le grand deuil à la campagne. Elle rentre, accompagnée de sa cousine, dans cette maison qui lui appartient désormais entièrement. J’imagine que la première chose que pourrait faire une jeune veuve de vingt ans serait de changer les meubles de place, de remettre l’intérieur à son goût. Cette idée du goût – de l’envie d’être moderne – qui nous raconte en même temps une succession d’époques (car les époques s’imbriquent), est aussi pour moi une métaphore de ce que doit être le Répertoire : un lieu en mouvement. Un lieu qui évolue, complètement dans son siècle, mais nourri des siècles précédents et déjà tourné déjà vers le siècle à venir. J’appartiens à un théâtre de répertoire, et je me dis que si l’on ne pose pas un regard neuf sur les œuvres, alors ce théâtre de répertoire n’a plus lieu d’être.

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Entre-soi

Quand il a été décidé que je monte Le Misanthrope, je me suis demandé : pourquoi monter des classiques ? Pourquoi est-ce si important pour moi ? Je trouve que celui qui a répondu le mieux à cette question et de manière très succincte est Antoine Vitez : « Parce qu’il est indispensable de travailler sur la mémoire sociale. » La lecture sociologique m’intéresse davantage que la lecture historique. Je me réfère, de ce point de vue, au travail de Péter Szondi à l’Université libre de Berlin, qui développe une perspective sociologique sur l’œuvre de Molière. On ne parle dans Le Misanthrope que d’un milieu fermé, celui de l’aristocratie. Contrairement à beaucoup d’autres pièces de Molière, on n'y trouve aucune notion de « lutte des classes » ou même simplement de diversité de classes. On est entre-soi. Cela concerne même la domesticité : Du Bois et Basque ne sont pas Dorine ou Toinette, il s'en faut de beaucoup. Ils sont comme le pendant obligé, le corollaire de l’aristocratie. Il m’importait de raconter cet entre-soi plutôt que de raconter une époque. Si on monte un spectacle en costumes XVIIe, ce que le public voit en premier, c'est le XVIIe, quoi qu’on fasse. Je voulais pour ma part qu’il voit d’abord le milieu social. C’est ce qui a guidé le choix des costumes. Évidemment, quand on monte Le Misanthrope, revient toujours l’histoire du ruban vert que porte Alceste ; je crois que la question n'est pas tant de savoir ce qu'étaient ces rubans ni pourquoi ils étaient verts, mais plutôt de comprendre qu’à ce moment-là, on n'en portait plus depuis plusieurs années déjà. Alceste refuse d'être à la mode, d'être dans l'air du temps. Il a ce petit décalage. Cela ne lui ferme pas les portes des salons, mais l'y distingue comme quelqu'un qui ne veut pas correspondre à certains canons. Cela reflète d'ailleurs sa quête fondamentale d'absolu. Il veut être entièrement à sa critique du monde qui l’entoure, tout en étant, du fait de ce décalage, d'un snobisme absolu. La limite de sa misanthropie réside bel et bien dans le besoin qu’il a de la mettre en scène, de l’expliquer, de la justifier. Que choisira de faire Alceste ? Quittera t-il « le monde » pour ce fameux désert ? À vrai dire, c’est une autre histoire. Celle de la pièce tient dans ce besoin de dire. Cela nous amène à l'art de la conversation. Il est intéressant de réfléchir à la manière dont la parole circule dans cette pièce, dont elle se modifie. Tout réside dans l’interaction. Y compris pour Alceste. Ainsi, la posture morale qu’il tient par son discours est en réalité constamment modifiée par son désir. Il voudrait que Célimène lui ressemble, sans s'apercevoir que la proposition qu'il lui fait est une contradiction intrinsèque. Si Célimène lui ressemblait, ce serait la mort du désir. Elle ne peut donc pas accepter sa proposition. Alceste, quand on y regarde de plus près, n'est d'ailleurs que contradictions.

Quand les alexandrins circulent autour de la table

Comme l'a expliqué Norbert Elias dans La Société de cour, on se trouve, à l'époque où la pièce a été écrite, à un moment de face à face entre le Roi d’un côté et l’aristocratie de l’autre. On sait à quel point Louis XIV avait été marqué par la Fronde et comment celle-ci a renforcé sa volonté de main mise sur l’aristocratie. L'étiquette va devenir sa meilleure alliée pour museler la noblesse. Dans la deuxième partie du XVIIe, Louis XIV lance à Versailles ce que l’on appellera les Soirées d’appartement avec l’idée de calquer des soirées royales sur celles que tient la noblesse dans les salons parisiens. Ces Soirées d’appartement s’organisent autour des trois piliers de ces salons mondains : le jeu, la musique et les arts de la table. J’ai souhaité que ces trois éléments soient présents au cours de cette journée. Et, pour revenir au regard sociologique, je prends des éléments qui organisaient les relations sociales à cette époque et continue à les faire fonctionner dans une esthétique plus contemporaine. S’attacher dans une mise en scène à la manière dont la conversation circule autour d'une table est un formidable exercice : on parle tout en faisant autre chose. C'est l’art de la conversation. Il nous oblige, je crois, à nous désinhiber par rapport à l’alexandrin, à l’aborder avec beaucoup de simplicité. Il est vrai que, sur ce point, La Critique de l’École des femmes m’a beaucoup appris. La Critique est en prose et j’ai compris, là, la manière dont le discours se construit et modifie la pensée. Ce qui m’intéresse, c’est la production du discours.
Il s’agit dès lors de considérer l’alexandrin, non comme une contrainte, mais comme une langue commune, l’idée d’entre-soi que j'évoquais plus haut.

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Clément Hervieu-Léger, mars 2014
Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

Photos © Brigitte Enguérand

Article publié le 13 janvier 2022
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