Le Soulier de satin - intégrale

Quatre séances, selon la pièce de Paul Claudel découpée en Journées : - Première journée, direction artistique Éric Ruf, le samedi 24 avril 2021 à 20h30 - Deuxième journée, direction artistique Gilles David, le samedi 1er mai 2021 à 20h30 - Troisième journée, direction artistique Thierry Hancisse, le samedi 8 mai à 20h30 - Quatrième journée, direction artistique Christian Gonon, le samedi 15 mai à 20h30 Théâtre à la table diffusé sur le site et YouTube

Édito d'Éric Ruf

Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie. L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination.

Paul Claudel
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  • Paul Claudel, dédicace à M. de Féraudy, vers 1920

« Ces notes sont de Claudel et précèdent les premières répliques du Soulier de satin.
Je n’aurais pu rêver définition plus éclairante pour parler du travail que nous menons depuis des mois avec notre Théâtre à la table. Il y a, entre le poète éloigné de la réalité mécanique du plateau et les contraintes qui sont les nôtres depuis plusieurs mois, une communauté involontaire d’esprit qui donne à ce projet sur quatre semaines une réalité heureuse.

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  • Stéphane Varupenne, Christophe Montenez, Suliane Brahim, Clément Bresson, Alain Lenglet, en répétition du Soulier de satin

Le Soulier de satin, dans le souvenir impérissable de la mise en scène d’Antoine Vitez à la Cour d’honneur du Palais des papes et qui rêvait de la reprendre Salle Richelieu lorsqu’il était administrateur, Le Soulier de satin dans le souvenir de sa création par Jean-Louis Barrault, déjà à la Comédie-Française.

Nous nous attaquons à cette œuvre monumentale avec humilité et gourmandise, approchant le secret du poète caché au sein de ces quatre journées, ou comment Claudel inscrit-il ses amours illicites dans une liturgie aussi savante que personnelle.

Éric Ruf

Quelques maquettes de bateaux, des tables bien sûr, quelques cols espagnols et quelques plumes d’anges, les comédiennes et les comédiens de la Troupe et les caméras de notre réalisateur, Clément Gaubert. Actrices et acteurs s’échangeant les rôles de journée en journée comme on se passe un témoin, comme il est de tradition dans notre théâtre. Une forme, légère, qui, à la lecture des notes dramaturgiques et scénographiques du poète, est peut être plus fidèle au geste d’écriture qu’on ne le croit. Vitez qui, dans son extraordinaire version avait retiré quelques scènes, aurait dit alors : « l’intégrale reste à faire. » Nous tenons aujourd’hui à répondre à cette élégance. Nous dirons, lirons, jouerons l’ensemble des quatre journées du Soulier, une semaine de lecture à la table par journée, une journée diffusée chaque semaine, du samedi 24 avril au samedi 15 mai. »
ÉRIC RUF

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  • Clément Gaubert, Éric Ruf, Élise Lhomeau en répétition du Soulier de satin

LA CRÉATION DU SOULIER DE SATIN À LA COMÉDIE-FRANÇAISE EN 1943

Le 27 novembre 1943, le rideau de la Comédie-Française se lève à 18 heures sur le décor du Soulier de satin, pièce fleuve de Paul Claudel qu’il écrit entre 1918 et 1924. Composée de quatre
« journées » dont la durée totale excède huit heures de représentation, elle n’a pu être montée jusque-là. En 1943 plus qu’à toute autre époque, le pari semblait impossible ; tout s’y opposait : les circonstances historiques, l’ampleur du projet, les moyens insuffisants mis à disposition, l’irascibilité d’un auteur critique vis-à-vis d’une institution qu’il considérait comme le ferment d’un classicisme vieillot. Et pourtant, l’entreprise réussit au-delà de toutes les espérances, grâce à l’amitié et à l’admiration réciproque de l’auteur et de son metteur en scène Jean-Louis Barrault, qui sait convaincre la Troupe et l’administrateur alors en fonction, Jean-Louis Vaudoyer.
Pensionnaire depuis août 1940, Jean-Louis Barrault est nommé sociétaire de la Comédie-Française en décembre 1942. Son ascension fulgurante au sein de la Troupe n’a pas ébloui ce jeune comédien entré au Français pour l’amour de Madeleine Renaud, et il songe à partir dès 1941, souhaitant lui-même diriger un théâtre pour monter son grand projet, Le Soulier de satin. En choisissant de rester à la Comédie-Française, il veut s’attaquer au classicisme, à la tradition, au cœur même de la citadelle. Dès lors, la mise en scène de ce monument claudélien devient un projet artistique qui révolutionne le Répertoire, tout autant qu’un enjeu esthétique qui bouleverse la scène.

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  • Lettre de Paul Claudel à Jean-Louis Barrault, 1942

Le contexte : Paris occupé
Après l’invasion de la Pologne en septembre 1939, la France a déclaré la guerre à l’Allemagne, mais la « drôle de guerre » installe les Français dans une attente de plusieurs mois. L’armée, retranchée derrière la ligne Maginot, attend l’offensive ennemie. Ce n’est qu’en mai 1940 qu’Hitler déclenche la Blitzkrieg et l’avancée rapide et inexorable de ses troupes vers la capitale. La population fuit en masse. Le 8 juin, le front français est totalement disloqué, Paris se vide de sa population, le gouvernement quitte la capitale. La ville tombe aux mains des Allemands le 14 juin. La croix gammée s’affiche aux frontons des établissements publics et les Parisiens devront composer avec le défilé quotidien des troupes allemandes sur les Champs-Élysées. Paris se met à l’heure de Berlin. Pétain est investi des pleins pouvoirs et demande aux Français de cesser le combat tandis que l’appel du Général de Gaulle à la résistance est diffusé depuis Londres le 18 juin. Le 23 juin, Hitler parcourt une ville déserte mais prend soin de visiter l’Opéra avant de repartir pour l’Allemagne. Le lendemain, l’armistice est signé, officialisant la partition de la France : la zone annexée à l’est, la France occupée au nord et la France libre au sud. Paris s’installe alors dans un quotidien bordé par les exigences allemandes et les contraintes matérielles de la guerre.
Le Soulier de satin est ainsi créé, en 1943, dans un Paris meurtri dont la population est soumise à rude épreuve depuis près de quatre ans.

La partition de la France, entre zone libre et zone occupée, est d’une grande incidence sur la création de la pièce. Claudel est en zone libre, dans son château de Brangues au nord de l’Isère, tandis que la Comédie-Française se trouve en zone occupée. Après l'armistice de juin 1940, les Allemands mettent rapidement en place toute une série de mesures pour limiter la circulation des personnes et des marchandises sur le territoire, ainsi que le trafic postal entre les deux grandes zones. En « ouvrant » ou en « fermant » la ligne de démarcation selon sa volonté et ses besoins, l'occupant nazi dispose alors d'un moyen de pression sur les Français et assure sa mainmise sur le pays et son économie. Jean-Louis Barrault part visiter Claudel en janvier puis en juin 1942. Il obtient l’accord de l’auteur et revient de sa dernière expédition avec une autorisation écrite de sa main qui, saisie par l’occupant au cours du voyage, déchirée, est finalement récupérée par Barrault qui recolle les morceaux et la conserve précieusement – un document aujourd’hui dans le fonds de la bibliothèque-musée de la Comédie-Française. Les communications difficiles rendent la relation épistolaire plus intense, entre Barrault et Claudel, et entre ce dernier et l’administrateur Vaudoyer. Mais la correspondance laisse aussi place à certains malentendus, provoquant des retards dans la préparation du spectacle, ce dont Claudel se plaint beaucoup. Utilisant des « cartes interzones », seul médium autorisé (format cartes postales, portant au recto l’adresse, au verso le message), il n’est pas rare qu’une ne suffise pas et qu’il faille en employer une deuxième, une troisième, une quatrième. Claudel a beau les numéroter, parfois les cartes se croisent et accroissent les difficultés au lieu de les résoudre.

Le quotidien reprend son cours, notamment celui des spectacles
La population réinvestit la capitale durant l’été 1940. La pénurie et le rationnement deviennent le quotidien des habitants, provoquant le développement d’un marché noir encouragé par l’occupant, que ce soit pour le charbon ou pour les denrées alimentaires. Les files d’attente s’allongent devant les magasins qui distribuent au compte-goutte des produits rationnés.
La vie culturelle qui avait fait la réputation de la capitale avant-guerre fleurit à nouveau, avec le soutien des Allemands qui cherchent des distractions et veulent donner l’illusion que les Parisiens s’accommodent de leur nouvelle situation. L’état-major ne dédaigne pas les cabarets, revues et music-halls où le champagne coule à flots malgré les restrictions, alors même que ces établissements sont proscrits en Allemagne. Mais les spectacles ne sont pas exclusivement fréquentés par le public militaire et les spectateurs de tous âges et de tous milieux se pressent aux portes des théâtres, dans des queues là encore interminables, malgré les incidents en tous genres qui émaillent les représentations.
Aussi, la presse de propagande laisse-t-elle penser que tout est revenu à la normale… si ce n’est que les représentations doivent impérativement s’achever avant 22h30, heure du couvre-feu. Après le spectacle, le public doit se hâter de rentrer chez lui, de peur d’être arrêté.
Aussi Jean-Louis Barrault se soucie-t-il de cette question dès la première lecture de la pièce devant le Comité de lecture de la Comédie-Française : il s’agit d’aboutir à une version réduite. Comme tout texte, Le Soulier de satin doit passer devant ce comité, composé de comédiens et de l’administrateur, pour être inscrit au Répertoire avant même d’être présenté à la censure. Habituellement, c’est l’auteur lui-même qui s’en charge mais, en l’absence de Paul Claudel, Jean-Louis Barrault le remplace et se livre à une lecture-marathon d’autant plus éprouvante qu’il doit, pour la réussite du projet, convaincre son auditoire et maintenir l’attention pendant toute la durée de la performance. Sans concession, il propose des coupes drastiques qu’il justifie sur un plan esthétique, mais nul doute que la question pratique du couvre-feu est au premier rang de ses préoccupations.

La surveillance du théâtre
Ces deux justifications n’expliquent néanmoins pas tout, les questions de censure occupant, dans le contexte politique si particulier de l’année 1943, une place centrale.
La Comédie-Française sera soumise, au cours de cette guerre, aux influences officielles de tous bords : elle est sous la tutelle du gouvernement de Vichy, comme théâtre public, mais voit son activité particulièrement surveillée par l’occupant, en tant que fleuron de l’art français. L’État sort des domaines habituels d’intervention qui lui sont dévolus – le financement public et la définition du fonctionnement de l’établissement par la promulgation de décrets – pour s’intéresser à la programmation et intervenir au titre de la censure. Un portrait du Maréchal Pétain accueille d’ailleurs les spectateurs au péristyle du théâtre.
Toute référence de nature politique est naturellement bannie des textes, ainsi que toute allusion qui discréditerait le prestige de l’Allemagne ou encore toute évocation de l’armée française ou de la situation de la France de l’époque. C'est-à-dire tout ce qui pourrait susciter des réactions « inappropriées » de la part du public. En l’occurrence, Jean-Louis Barrault devance la censure en coupant les passages problématiques ce qui fonctionne à merveille puisque le texte présenté est au final très peu censuré et ce malgré la position de Claudel, vu pour ses fonctions de diplomate et par la presse de l’époque comme un gaulliste et un ennemi acharné de l’Allemagne.

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  • Répétition du Soulier de satin à la Comédie-Française en 1943, avec notamment Paul Claudel, Madeleine Renaud, Andrée de Chauveron, Jean-Louis Vaudoyer et Jean-Louis Barrault

Des représentations, à tout point de vue exceptionnelles
Jean-Louis Vaudoyer s’aperçoit vite que la production va coûter très cher à la Comédie-Française : l’achat des matières premières (tissu, bois), l’électricité nécessaire à la représentation, le paiement des heures supplémentaires des techniciens, les nombreux feux de comédiens, la rémunération de la figuration, de l’orchestre, les décors et costumes du peintre Lucien Coutaud, la musique de Honegger, représentent des sommes considérables. Aussi prend-il la décision avec la Troupe de renchérir le prix des places de 70 à 100 francs pour un fauteuil. Cette mesure exceptionnelle ne décourage pas les spectateurs.
La première représentation, donnée le 27 novembre 1943 avec deux mois de retard sur le planning prévu, fait salle comble. La réception critique est à l’image de la polarisation politique, pas toujours élogieuse loin de là, mais le public, quant à lui, interprète la pièce comme la résurgence du génie national et y voit un acte de résistance. Tous les jours, de longues files se forment aux portes du théâtre, dans l’espoir d’obtenir une place. Et si les représentations sont souvent interrompues, cela ne décourage pas un public fervent, qui s’équipe en hiver de manteaux, couvertures, parfois même d’un grog, la salle étant mal chauffée.

L’autocensure du Soulier de satin avait été si efficace que la commission chargée des textes n’y avait rien trouvé à redire. Néanmoins a posteriori, les Allemands, très gênés par ce succès inattendu, signifient à l’administrateur leur désir de voir la pièce disparaître de la programmation.
Les sirènes d’alertes retentissent de plus en plus souvent à partir du printemps 1942, signalant l’approche d’escadrilles de bombardiers. Les civils se réfugient alors dans des abris souterrains, caves, métros ou bases de vie réservés dans les établissements accueillant du public. Si l’alerte dure trop longtemps, la pièce est écourtée, certains actes sont résumés.
Les coupures d’électricité sont également très fréquentes et affectent le déroulement des spectacles. Et c’est finalement par ce biais que les Allemands parviendront à espacer les représentations en juin 1944.

Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, avril 2021

Article publié le 19 avril 2021
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