Éclairage historique
Les trois premières parties de l’œuvre de Marcel Proust – Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes – contiennent de très nombreuses références au monde théâtral, aux spectacles et à la sociabilité qui leur sont associés. Par ailleurs, l’œuvre de Marcel Proust qui ne cesse d’interroger la nature de l’art, de la création et de l’expérience artistique spectatrice, donne une place à part à cette forme d’art, qui, a bien des égards est placé au centre du projet de l’auteur. Nous proposons ici un parcours de ces thématiques jusqu’au Côté de Guermantes aujourd’hui porté à la scène par Christophe Honoré.
Dans la vaste fresque de Marcel Proust, l’expérience du spectacle est omniprésente comme une activité incontournable de la sociabilité. Les types de spectacles et de répertoires reflètent clairement les hiérarchies et coteries.
Le cénacle de Mme Verdurin, bourgeoise immensément riche qui entretient autour d’elle une petite cour d’amis adorateurs, se voit fréquemment proposer par la « patronne » des sorties au théâtre. Odette de Crécy, égérie du salon et ancienne cocotte, entretenue par Charles Swann – homme de distinction qui évolue tant dans l’aristocratie que dans les milieux politiques – a des goûts proches de sa protectrice, en fréquentant avant tout l’Opéra-Comique, le Vaudeville, le Gymnase , le Châtelet : un répertoire léger dont son mentor n’approuve pas toujours la teneur.
Cette planche représente les publics des principaux théâtres parisiens et leur qualité d’écoute, dépendant des caractéristiques architecturales et des répertoires. On ne voit pas grand-chose à l’Opéra et on n’entend rien aux Bouffes-parisiens, on dort aussi bien au Théâtre-Français qu’à l’Odéon, on se tient les côtes aux Variétés, on vient en catimini au Palais-Royal, fasciné par la scène de la Porte-Saint-Martin, on s’ennuie à la Gaité, attendri au Gymnase, on suit les débuts mouvementés de l’Opéra-national, le public populaire est adepte de l’Ambigu, on prend peur au Cirque d’Hiver et on regrette la proximité de la piste au Cirque d’Eté, on voudrait enjamber la rampe aux Funambules, on retombe en enfance devant les petits acteurs du Théâtre Comte et on braille au théâtre d’Ombres des Séraphins.
Pour entrer dans les bonnes grâces de Mme Verdurin, Swann veut faire jouer ses relations pour lui procurer des coupe-files pour les soirées de gala à l’Odéon mais « le petit clan » est peu sensible à cet hommage et ne donne pas suite. Le répertoire de ce théâtre semble davantage relever du parti des « ennuyeux », tel que le nomme Mme Verdurin. En effet, la compagnie des Verdurin boude clairement le théâtre sérieux, en particulier la Comédie-Française et notamment une comédie bourgeoise d’Alexandre Dumas fils, pourtant très à la mode, Francillon en 1887.
Le caricaturiste présente les personnages et l’intrigue de cette comédie qui s’intéresse à l’adultère, aux relations conjugales et à l’éducation des femmes. Sur bien des plans – les rapports hommes/femmes, l’amour entre conjoints et les relations extraconjugales avec des cocottes – la comédie peut se rapprocher des relations qu’entretiennent les protagonistes du salon Verdurin. Mme Verdurin n’a pas vu la pièce mais ironise sur la recette de la « salade japonaise », donnée sur scène par l’un des personnages, ce qui pour elle est le comble du mauvais goût.
La sobre et sévère bourgeoisie des parents de Marcel se distingue de celle des Verdurin. Eux, fréquentent la Comédie-Française et y voient le répertoire moderne à la mode, dans le genre de la comédie de mœurs et de la comédie bourgeoise.
L’un des rituels de Marcel enfant est d’aller s’informer de la programmation des théâtres sur les colonnes Morris, sur lesquelles on colle les affiches : verte pour l’Opéra-Comique, lie de vin pour la Comédie-Française.
Par ailleurs, la sortie au théâtre et l’initiation aux textes des grands auteurs dramatiques fait entièrement partie de l’éducation et de la culture bourgeoise. Gilberte Swann, l’amie de Marcel, se rend très souvent au théâtre, aux matinées classiques et Marcel lui-même voit pour la première fois son actrice favorite, la Berma, lors d’une matinée théâtrale.
La connaissance des grands auteurs classiques – Molière, Corneille, Racine – est l’un des fondamentaux de cette éducation. La « petite bande » de jeunes filles amies de Marcel à Balbec l’entretient des sujets de compositions que l’une d’elles a à traiter : « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie » et « Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de la Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence » . Le personnage de Bloch, ami de Marcel, est particulièrement représentatif de cette culture classique portée dans ses extrêmes, car il s’exprime en pastichant les grands auteurs sur un ton pédant. Marcel se réfère très fréquemment au théâtre de Molière, notamment pendant l’épisode dramatique de la mort de sa grand-mère, assistée par plusieurs médecins dont Marcel met en doute la probité.
Le milieu aristocratique des Guermantes fréquente la salle la plus prestigieuse, l’Opéra, et certains de ses membres ont même une loge attitrée, comme la princesse de Guermantes. Les discussions entre domestiques apprennent au lecteur les habitudes de ce milieu :
« Nous allons quelquefois à l’Opéra, quelquefois aux soirées d’abonnement de la princesse de Parme, c’est tous les huit jours ; il paraît que c’est très chic ce qu’on voit : il y a pièces, opéra, tout. Madame la Duchesse n’a pas voulu prendre d’abonnements mais nous y allons tout de même une fois dans une loge d’une amie à Madame, une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin à Monsieur le Duc. C’est la sœur au duc de Bavière. »
Pour les Verdurin comme pour les Guermantes, la sortie au théâtre est régulière, sert à exhiber un statut social, par les fréquentations qu’on y affiche et les tenues qu’on exhibe. Ainsi la princesse de Guermantes qui reçoit ses proches dans sa loge à l’Opéra, se sert de la duchesse, son invitée, comme d’un faire-valoir, cette dernière étant considérée comme particulièrement sélective dans ses relations. Néanmoins la princesse pâtit quelque peu de la comparaison entre sa coiffure extravagante en résille de coquillages et de perles, et la simple aigrette d’une sobriété raffinée de la duchesse.
Le parterre est réservé aux hommes tandis que les toilettes des dames s’exposent dans les loges.
D’autres personnages fréquentent des spectacles plus populaires, réputés plus vulgaires. Le peintre Elstir a visiblement été proche du milieu des cabarets, comme en témoigne son portrait osé de Miss Sacripant travestie en homme. Le père de Bloch, ami de Marcel, apprécie Mlle Léa et les spectacles légers donnés au Casino de Balbec. Françoise, la gouvernante de la famille de Marcel, va au mélodrame.
La soirée au théâtre revêt une importance particulière pour certains personnages, comme événement fondateur : Charles Swann est présenté à Odette de Crécy lors d’une soirée théâtrale, Marcel lui-même vit une expérience esthétique importante en écoutant la Berma, et son ami Saint-Loup tombe amoureux de l’actrice Rachel en la voyant jouer.
Pour Marcel, la Berma est d’un talent indiscutable qui en fait une personnalité intouchable. À deux reprises, il a la chance d’assister à l’une de ses prestations. La jalousie et la médisance n’épargnent pas cette actrice exceptionnelle mais Marcel n’y accorde pas crédit. La Berma entretient pour le très jeune narrateur – qui n’a pas encore eu l’occasion de l’entendre – un univers fantasmatique centré sur deux thématiques majeures de la Recherche : les liens entre les arts et la naissance de l’amour. En effet, c’est Charles Swann qui lui parle pour la première fois de la Berma, comme étant l’actrice favorite de Bergotte, un écrivain que Marcel admire par-dessus tout . Par ailleurs, c’est Gilberte Swann, dont il est amoureux, qui lui procure une petite brochure épuisée de Bergotte sur Racine où il s’exprime sur la Berma. Plus tard, lorsque Marcel rencontre Bergotte dans le salon de Mme Swann, l’écrivain souligne le génie de l’interprète, qui sans les connaitre, parvient à ressusciter dans Phèdre des images de la Grèce archaïque. Le jeune Marcel peut alors à nouer un dialogue sur l’interprétation de Phèdre avec son auteur favori. La Berma devient dans l’esprit du narrateur une œuvre d’art, en elle-même, et il la compare volontiers à certains chefs-d’œuvres tels que les tableaux de Titien de l’église des Frari ou ceux de Carpaccio à San Giorgio dei Schiavoni à Venise, en écho aux qualificatifs qu’emploie son mentor pour décrire son jeu : « Noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame mycénien, symbole delphique, mythe solaire. »
Si la Berma est une invention de Proust rappelant à bien des égards Sarah Bernhardt – elle a quitté les scènes officielles pour les boulevards, monte des pièces nouvelles tout en se produisant rarement dans les classiques, elle est dotée d’une voix extraordinaire et d’une gestuelle particulière dans le rôle de Phèdre, elle entretient avec faste une ménagerie, est d’une grande élégance, a effectué des tournées prestigieuses jusqu’aux Etats-Unis – d’autres comédiens de l’époque sont cités par l’auteur, notamment ceux de la Comédie-Française : Maubant, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, Thiron, Bressant, Coquelin, Got, Delaunay, Febvre, Mlle Reichenberg, et Sarah Bernhardt elle-même. Maubant est évoqué pour son art de composer les rôles, Bressant pour sa coiffure, les jeunes camarades de Marcel s’entretiennent du talent des uns et des autres, mais le seul acteur qui intervient dans la fiction est Coquelin, brève apparition au jardin des Champs-Élysées.
À l’exception de la Berma, les actrices sont souvent mal considérées, voire associées à la prostitution. Même la sociétaire Mlle Reichenberg se voit contrainte de déclamer devant le roi d’Angleterre, à la demande pressante du duc de Guermantes : « pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de Saxe, s’était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des raouts. »
Le Maréchal Maurice de Saxe entretient une « troupe de campagne » pour divertir ses soldats aux armées, proche de la comédienne Adrienne Lecouvreur.
Le personnage le plus représentatif de cette confusion du milieu théâtral avec celui de la prostitution est Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, en laquelle Marcel reconnait « Rachel quand du Seigneur », rencontrée dans une maison close avant qu’elle ne débute une carrière théâtrale. Rachel n’a pas fait carrière, malgré un talent et une intelligence, reconnus par Marcel, et se produit sur les scènes d’avant-garde, dans le milieu symboliste, mais aussi sur des scènes médiocres. Le narrateur ne fait pas mystère des mœurs légères de Rachel, attisant la jalousie de son amant par des provocations ouvertes tant à l’égard des hommes que des femmes.
Cette proximité entre le monde théâtral et le demi-monde est encore accentué, dans l’esprit du narrateur, par son grand-oncle, Adolphe, viveur invétéré, qui lui lègue un patrimoine « de nature à intéresser un jeune homme de [son] âge » : une série de photographies dédicacées d’actrices célèbres et de grandes cocottes. La confusion symbolique des deux milieux en dit long sur la manière dont les actrices sont considérées par le milieu de la bourgeoisie.
Le narrateur assiste à trois représentations théâtrales importantes au cours des trois premières parties du roman, sur lesquelles ils portent des considérations tant sociales qu’esthétiques.
Pour la première fois, il voit la Berma, évènement tant attendu, mais il sort de la représentation d’autant plus déçu qu’elle était fortement désirée. Le jeune Marcel n’a visiblement pas les « codes » qui lui permettraient de se concentrer véritablement sur le spectacle : il s’effraie des réactions du public, il confond les actrices, se laisse surprendre par l’entrée de la Berma, par la rapidité de l’action qui l’empêche de véritablement admirer chaque tableau. Pour le spectateur débutant qu’il est, l’inconfort de la représentation domine sur le plaisir qu’il devrait en retirer : « Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j’avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. […] Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. »
La deuxième représentation à laquelle assiste Marcel est d’une toute autre nature puisque c’est celle de Rachel, dans un théâtre de boulevard où elle joue une utilité. Le narrateur se concentre alors sur l’observation du milieu et des rapports d’interaction : la claque, la cabale que Rachel a organisée contre une débutante, l’illusion que procure l’éloignement de la scène pour le spectateur qui fait d’une actrice sans charme un être merveilleux – telle Rachel pour Saint-Loup – , les rapports de séduction entre acteurs et spectateurs, et enfin les coulisses auxquels Marcel a accès grâce à Rachel.
La troisième représentation est une véritable révélation pour Marcel : il assiste à une soirée de gala à l’Opéra. En s’installant il observe la salle tel un salon mondain : la vie habituellement cachée du Faubourg Saint-Germain se déploie dans les étages, à la vue de tous, la princesse de Parme ayant placé ses proches dans les loges, balcons et baignoires. Marcel est, pour sa part, placé parmi le public non privilégié, parfois vulgaire, mais il n’a d’yeux que pour la haute société dont il décrit les mouvements comme celle d’un monde habité de déités marines, premier spectacle et prélude à la scène. La métaphore culmine avec la description de la baignoire de la princesse de Guermantes. Mais l’émotion du narrateur, préparée par la somptuosité de la salle, finit par naître de la scène elle-même comme une résurgence du passé, à la vue de la Berma dans Phèdre : « Et alors, ô miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cœur, après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence, maintenant, après ces années d’oubli, dans cette heure d’indifférence, s’imposait avec la force de l’évidence à mon admiration » . Le narrateur comprend que talent de la Berma ne fait qu’un avec le rôle. Ce que Marcel n’avait pas saisi lors de la première représentation devient une évidence : une certaine intellectualisation de la perception de l’œuvre peut nuire à sa réception et au plaisir qu’elle procure.
« Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d’autrefois, n’était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique, c’était justement cela. […]Je n’aurais plus souhaité comme autrefois de pouvoir immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu’elle donnait un instant seulement dans un éclairage aussitôt évanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon désir d’autrefois était plus exigeant que la volonté du poète, de la tragédienne, du grand artiste décorateur qu’était son metteur en scène, et que ce charme répandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpétuellement transformés, ces tableaux successifs, c’était le résultat fugitif, le but momentané, le mobile chef-d’œuvre que l’art théâtral se proposait et que détruirait en voulant le fixer l’attention d’un auditeur trop épris. »
Proust reprend à plusieurs reprises la métaphore du theatrum mundi. Par le théâtre, et par les arts plus généralement, il cherche à atteindre une vérité supérieure et absolue qui s’affranchisse de la matérialité de la vie. Ainsi dit-il à propos de la première représentation à laquelle il assiste : « ce que je demandais à cette matinée, c’était tout autre chose qu’un plaisir : des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence » . Ainsi définit-il superbement l’expérience spectatrice : le théâtre permet au spectateur d’avoir accès à la réalité, dans un rapport de vérité plus intense que celle dont il fait l’expérience au quotidien.
Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, février 2020
Le Côté de Guermantes
La Comédie-Française lance la troisième édition du Salon des métiers du spectacle vivant en visioconférence ! La Comédie-Française est une véritable ruche de près de 80 métiers exercés par 450 personnes qui fabriquent chaque élément des 25 spectacles qu’elle présente chaque saison. Venez les découvrir !
POUR LA SAISON 24-25
En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.
Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.