Rencontre avec Stéphane Varupenne

« Stéphane Varupenne s’empare à la Salle Richelieu de la pièce de Nicolaï Erdman, « Le Suicidé ». Il s’agit d’une entrée au Répertoire même si le titre a déjà fait le bonheur des spectateurs et spectatrices de la Comédie-Française en 1984 dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent lorsque l’Odéon n’était pas encore Théâtre de l’Europe. Il est d’ailleurs étonnant que cette pièce extraordinairement drôle et grinçante n’ait pas été remontée régulièrement à la Comédie-Française. [...]
Je suis heureux que l’art d’un de nos plus talentueux jeunes sociétaires se mette au service de cette pièce de troupe. » ÉRIC RUF

LE SUICIDÉ d'après Nicolaï Erdman
mise en scène Stéphane Varupenne
Du 11 OCT 2024 au FÉVR 2025

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  • Laurent Muhleisen. Le Suicidé est une pièce majeure du répertoire russe soviétique : comment s’est opéré le choix de cette œuvre ?

Stéphane Varupenne. Il s’agit d’une proposition de ma part à Éric Ruf en totale liberté de choix. C’est Jean-Pierre Vincent qui m’a parlé la première fois du Suicidé alors que nous travaillions ensemble. Nous parlions des harmonies et fanfares du Nord, dans lesquelles je jouais du trombone, et il a évoqué cette pièce où un chômeur essaie de s’en sortir en jouant de l’hélicon. Le temps a filé. Et lorsque, des années plus tard, je l’ai enfin lue, j’en suis tombé raide dingue. La monter aujourd’hui, quarante ans après Jean-Pierre Vincent qui l’a créée en France à l’Odéon avec la troupe de la Comédie-Française, me paraissait un beau clin d’œil.
Peu de pièces allient, comme celle-ci, à la fois une puissance comique, un fond politique et des questionnements existentiels.
Elle répond parfaitement à mes envies de faire un spectacle de troupe, où la musique aurait une place prépondérante et où le rôle principal serait taillé sur mesure pour Jérémy Lopez.

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  • Laurent Muhleisen. Nadejda Mandelstam, écrivaine et femme du célèbre poète, a dit que Le Suicidé était « une pièce sur les raisons qui nous ont fait rester vivants, alors que tout nous [poussait] au suicide ». Ce contexte va-t-il inspirer la dramaturgie du spectacle ?

Stéphane Varupenne. J’ai choisi de la situer à l’époque où elle a été écrite : 1929est une année charnière où Staline commence à faire progressivement basculer l’URSS dans un totalitarisme des plus violents. La terreur fait monter la peur et la paranoïa, et l’on voit les gens devenir cyniques, opportunistes et délateurs. Ce qui est passionnant dans Le Suicidé, c’est que la critique du pouvoir s’exprime à travers des personnages qui sont des « petites gens », un peu pathétiques, des pantins dont l’Histoire se joue. Ce sont des laissés-pour-compte de la révolution, qui n’ont plus d’idéaux ni de perspective de transcendance dans leur vie. Ils ont peur et, contraints à la promiscuité, ils s’agitent comme des rats en cage, en tentant de ramasser des miettes. Ils sont en perte d’humanité, face à un pouvoir qui ne se matérialise jamais et qui les laisse se dévorer entre eux. À l’image de ses personnages et de leurs derniers soubresauts d’espoir, Erdman croyait, surtout après le succès de sa première pièce Le Mandat, que le rire et la critique – pas seulement des dérives du parti communiste mais aussi de l’esprit petit-bourgeois
– étaient encore possibles. Malheureusement, ce ne sera pas le cas, et la pièce dans son intégralité sera censurée en URSS jusqu’en 1990… Erdman comme son héros finira sa vie en chuchotant, mais en vie malgré tout.La pièce peut supporter un traitement réaliste comme formel. Pour ma part, je souhaite tracer un chemin entre les deux, depuis ce petit monde réel et concret jusqu’au basculement dans le fantasme et l’abstraction.

  • Laurent Muhleisen. La pièce d’Erdman est souvent décrite comme un vaudeville politique noir mais, au-delà de son ironie féroce, elle a aussi une dimension féerique, voire surréaliste. La galerie de « petites gens » qu’elle présente suscite autant le désespoir qu’une forme de tendresse ?

Stéphane Varupenne. Oui, le génie d’Erdman est d’avoir réussi à allier le théâtre de vaudeville d’un Labiche – dont il a traduit La Cagnotte – aux comédies sociales de Gogol, avec une finesse du trait, l’efficacité et la drôlerie des répliques mêlées au grotesque et à l’absurde. J’ai demandé à Clément Camar-Mercier de réaliser une nouvelle version du texte français, qui rend totalement compte de ce pont entre les deux. Erdman dépasse la simple comédie, il pose des questions existentielles et philosophiques, tout en faisant décoller la pièce vers le surréalisme et le fantastique. Et c’est justement dans ces questionnements, sur la vie et la mort notamment – comme dans son désopilant pastiche d’« être ou ne pas être » d’Hamlet –qu’on éprouve de la tendresse et de l’empathie pour ces personnages terriblement humains, Sémione en particulier qui se révèle fragile et démuni. « Je n’étais qu’un homme qui vivait comme un homme », dit-il. Cette tendresse et cette empathies ont un parfait contrepoint au rire cruel et désespéré ; elles permettent de garder foi en l’humain, de rester soi-même vivant.

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  • Laurent Muhleisen. Quels échos y a-t-il, selon vous, entre l’époque où la pièce a été écrite et la nôtre ? À quelles idéologies les « cadavres » – et leur mise en scène – sont-ils encore utiles aujourd’hui ?

Stéphane Varupenne. Dans ma mise en scène, je privilégie l’époque d’Erdman, mais bien évidemment, il semble difficile de ne pas penser à la situation actuelle de la Russie et des pays de l’ex-URSS, les vestiges de l’ancien monde y étant encore tellement présents à tous les niveaux de la société. Je pense par exemple aux kommunalka, ces appartements communautaires qui existent toujours aujourd’hui, où chacun vit comme il peut dans l’espace privé qui lui est attribué mais où les parties communes sont restées dans leur « jus ». Plus largement, la pièce fait écho à ce qui se joue actuellement dans nos démocraties occidentales : la montée des violences, la multiplication des conflits, leur instrumentalisation cynique de plus en plus décomplexée qui entraînent une perte de sens et d’idéal, et un repli sur soi attisé par la peur. On est frappés par ces masses informes et déshumanisées derrière leurs écrans qui exhibent l’artificialité de leur vie. Tant de parallèles sont possibles qu’il serait réducteur d’en choisir uniquement quelques-uns ou de forcer le trait. Ce que j’espère en montant cette pièce, c’est ouvrir un questionnement large, permettre d’en rire, d’en évacuer l’angoisse, et de nous retrouver dans une joie profonde et humaine.

  • Laurent Muhleisen. L’espace que décrit Le Suicidé mêle une grande forme de promiscuité – prélude à toutes les exaspérations, à tous les excès – et un côté festif « sous surveillance », où chacun cherche à tirer la couverture à soi…

Stéphane Varupenne. Pour le décor, je tenais à partir de ces appartements communautaires révélateurs du quotidien de personnes obligées de vivre dans une promiscuité qui exacerbe les tensions et la méfiance. Avec Éric Ruf, qui signe la scénographie, nous avons choisi de rester au plus proche des personnages et du texte et de nous en tenir à la chambre de Sémione, en suggérant le voisinage par le son et la lumière. Le hors-champ permet de créer la sensation d’un danger extérieur, omniprésent.Cette option nous permet de créer une sorte de petit théâtre de marionnettes, où l’on voit les personnages s’agiter comme des souris prises au piège. Leur horizon limité, en 4/3, s’élargit quand cette « boîte » devient la scène d’un plus grand théâtre, une salle communale qui sert à la fois de salle des fêtes, de sport ou de réunion, typique de l’URSS.
On revient ensuite à la kommunalka de manière déréalisée, avec un jeu replié à l’avant-scène, devant un rideau, comme entre la vie et la mort, entre le fantasme et l’absurde. Une nouvelle et dernière ouverture sur la grande salle, cette fois-ci plongée dans le noir et débarrassée de tout accessoire, nous confronte finalement au vide total.

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  • Laurent Muhleisen. La musique est une de vos passions. Quelle place occupe-telle dans votre mise en scène ?

Stéphane Varupenne. J’ai choisi cette pièce parce qu’elle est musicale, à plusieurs niveaux. Elle l’est tout d’abord par l’écriture d’Erdman, qui écrira d’ailleurs, plus tard, des scénarios de comédies musicales. Elle est aussi présente dans l’histoire elle-même, avec notamment l’apprentissage de l’hélicon par Sémione et le banquet animé par un trio et un chœur. Au-delà, et pour toutes ces raisons, j’ai souhaité une présence de la musique dès le début de la pièce. Elle démarre dans le noir, de manière quasi radiophonique ; j’espère qu’elle créera un effet d’immersion du public tout en servant de contrepoint aux dialogues et en rythmant l’action à la façon des bruitages de cinéma muet, en clin d’œil à cette époque du début du cinéma parlant.
J’ai proposé à Vincent Leterme d’arranger pour un trio composé d’un piano, d’une guitare et d’une clarinette, la musique de Chostakovitch, qui reste un artiste emblématique d’alors. Sa musique reflète à merveille l’écriture d’Erdman, par son ironie, son humour, et l’alternance entre douceur et âpreté. Mais il y aura également quelques clins d’œil à d’autres compositeurs.

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Entretien réalisé par Laurent Muhleisen Conseiller littéraire de la Comédie-Française

Article publié le 10 octobre 2024
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