Shakespeare à la Comédie-Française

Représenter le surnaturel dans les collections iconographiques de la Comédie-Française.

Au-delà du merveilleux, que l’on croise dans une pièce de Shakespeare une fée ou un spectre, qu’une intrigue repose sur une prédiction ou un acte magique, le spectateur côtoie le surnaturel – sombre ou féerique – qui imprégnait tant le quotidien et l’imaginaire de ses contemporains. (Maurice Abiteboul, Le Monde de Shakespeare, 2005)

DE PROFUNDIS...

MACBETH

Récit d’une accession au pouvoir pervertie par une prémonition destructrice, Macbeth compte parmi les pièces les plus sombres de Shakespeare. Effrayantes protagonistes au lever du rideau, trois sorcières surgissent et disparaissent bientôt mystérieusement devant Macbeth et Banquo, incrédules.
Ces apparitions, « par le haut comme par le bas » dans le texte (selon Anne Surgers dansScénographies du théâtre occidental, 2007 cf. IV, 1, v. 67 : « Viens, que tu sois en bas ou en haut. »), supposaient l’existence d’une machinerie lors de la création de la pièce, sauf si les fantômes étaient simplement matérialisés par des objets... Dans les vers qui suivent (v. 69-130), la rapide succession des irruptions devait probablement être concrétisée grâce à des trappes.
Survient ensuite celle du spectre – muet – de Banquo assassiné, qui se présente à Macbeth dont l’état psychique donne aux visions et cauchemars une réalité maléfique.
La pièce est d’abord jouée en France dans la version de Ducis (1786). D’après ses notes, sans que l’on connaisse la solution choisie pour la représentation, le fantôme intervenait soit sur scène en hauteur selon un dispositif technique élaboré, soit dans un renfoncement le dérobant à la vue des spectateurs installés sur les côtés, à moins que son absence n’obligeât le public à redoubler d’imagination (Béatrice Picon-Vallin dans European drama and performance studies : Shakespeare sur la scène française hier et aujourd’hui, 2016).… Macbeth est ensuite joué dans l’adaptation de Richepin (1914), mise en scène par Albert Carré. Madeleine Roch, Suzanne Devoyod, Louise Silvain interprètent les sorcières qui, dans leur taverne et « penchées sur le trépied fumant […], jettent les poudres enchantées qui bientôt s’élèvent en fumées mauves et vertes aux reflets irisés » (M. de Mirecour [s.d]) et qui font apparaître le spectre (René Alexandre) derrière une toile métallique lumineuse.

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  • Maquette de costume de Désiré Chaineux pour Macbeth, rôle d’une sorcière (Louise Silvain), 1914 © Coll. Comédie-Française
  • Maquette de costume de Désiré Chaineux pour Macbeth, rôle d’une sorcière (Madeleine Roch), 1914 © Coll. Comédie-Française
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  • Louise Silvain, Madeleine Roch et Suzanne Devoyod dans Macbeth, mise en scène Albert Carré, 1914 © Bert, coll. Comédie-Française

Dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent au Festival d’Avignon en 1985, les sorcières (Denise Gence, Bérangère Dautun et Alberte Aveline) surgissent, vêtues de noir, le crâne rasé émergeant d’une large fraise (costumes Thierry Mugler), dans un nuage de fumée s’étendant sur l’immense lande au pied de la muraille du Palais des papes. Lors de la reprise à la Salle Richelieu, dotée de coulisses et offrant une plus grande proximité avec les spectateurs, le spectre de Banquo (Alain Pralon) expose son visage, « image d’une horreur dépouillée » (Estelle Rivier, Shakespeare dans la maison de Molière, Presses universitaires de Rennes, 2012), en déambulant dans le décor gris parcouru de lumières hallucinatoires.

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  • Maquette de costume de Désiré Chaineux pour Macbeth, rôle d’une sorcière (Suzanne Devoyod), 1914 © Coll. Comédie-Française
  • Maquette de costume de Thierry Mugler pour Macbeth, rôle d’une sorcière, 1985 © Coll. Comédie-Française
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  • Maquette de décor de Carlo Tommasi pour Macbeth, 1985 © Coll. Comédie-Française

HAMLET

Le spectre le plus illustre et spectaculaire hantant l’histoire du théâtre demeure celui qui se présente à Hamlet comme l’esprit de son défunt père, un spectre, également visible des soldats, qu’Hamlet finit par considérer comme un messager. Probablement de même que pour les sorcières de Macbeth, des dessins et chroniques contemporainsde Shakespeare permettent d’affirmer l’utilisation de trappes sur le plateau des théâtres pour faire advenir les puissances souterraines. À partir de l’époque d’Ibsen et de Freud, il importerait moins aux metteurs en scène de rendre l’apparition du Spectre crédible « que de montrer la présence de ces forces venues du passé et qui conditionnent la vie psychologique et morale d’un individu » (Paul Benchetritt, « Hamlet at the Comédie-Française, 1769-1896 », Shakespeare Survey, 9, 1956 - cité par L. Potter dans la Préface de la pièce éditée dans La Pléiade).
Telle n’était pas la question dans la première version jouée au Français en 1769. Ducis, pour qui « le défaut du spectre, diminuant ou même ôtant toute vraisemblance, rend le rôle d’Hamlet d’une monotonie insoutenable » (Collé (cité par John Golder dans Shakespeare for the age of reason : the earliest stage adaptations of Jean-François Ducis, 1769-1792, the Voltaire Foundation, 1992, p. 45), supprime la scène. On ne le retrouve qu’en 1886 dans la mise en scène d’Émile Perrin dans laquelle Mounet-Sully – qui endosse le rôle-titre jusqu’en 1916 – déplore les incidents techniques lors de son apparition. Son effet paraît ici peu saisissant car, en s’en allant « tranquillement par le fond, le public est moins surpris d’entendre la voix souterraine du vieux roi qu’il a vu, de ses propres yeux, descendre dans les sombres demeures » (Comoedia - 9 juillet 1909).

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  • Hamlet, gravure d’Eugène Delacroix, 1835 © Coll.Comédie-Française
  • Hamlet à la Comédie-Française, image de presse gravée par Yves et Barret d’après un dessin d’Albert Robida et publiée en 1886 © Coll. Comédie-Française
  • Maquette de costume de Charles Bianchini pour Hamlet, rôle du Spectre (Henri Maubant), 1886 © Coll. Comédie-Française

À l’inverse, les tenants du réalisme sont pour leur part déçus par la rencontre entre Hamlet et le Spectre dans la mise en scène de Charles Granval en 1932 : « Cette apparition du Spectre comme une ombre chinoise nous montrant une silhouette démesurément grossie pour se transformer ensuite en un personnage étriqué, représenté par un acteur que l’on devine plus qu’on ne voit, dont on n’aperçoit pas le visage, dans un lieu indéfini, est un spectacle piteux » (Le Petit Bleu - 27 avril 1934). Mais la voix majestueuse d’AlbertLambert est « celle-là même qui convient à une ombre paternelle et tragique » (Le Temps - 9 mai 1932).

François Chaumette, le Spectre dans la mise en scène de Georges Lavaudant en 1994, s’approche de son fils pour lui parler intimement à l’oreille dans l’espace vide et étouffant d’une prison ceinte de hauts murs gris tandis que, dans l’imaginaire de Dan Jemmett pour sa mise en scène en 2013, la rencontre entre Hamlet et son défunt père au visage blafard (Éric Ruf) a lieu dans le salon d’un club d’escrime des années 1970.

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  • Éric Ruf et Denis Podalydès dans La Tragédie d’Hamlet, mise en scène Dan Jemmett, 2013 © Cosimo Mirco Maggliocca, coll. Comédie-Française

RICHARD III

De terrifiantes apparitions hantent aussi les nuits du roi dans Richard III. La cadence imposée par le texte dans la scène de la folie (V, 5) avec une apparition et disparition par minute suppose (car nous n’avons aucune preuve) que, sur les scènes élisabéthaines, faute d’avoir le temps d’utiliser une seule porteuse descendant des cintres, chaque interprète des spectres pouvait être sur une porteuse autonome (Cf. Anne Surgers, op. cit). L’illusion peut aussi se passer de machinerie. Comme Terry Hands le souligne lors des répétitions pour sa mise en scène en 1972 : « Quand on voit le démon, si on croit au démon, on ne marche pas sur lui pour l’affronter. On s’écarte, on tremble, on est épouvanté… » (Revue de la Comédie-Française, n° 7 - mars 1972) face à l’irruption de Margaret en clocharde-soldat (Denise Gence), dans la noirceur du plateau de la Salle Richelieu où scintille le métal des chaînes, grillages et porte-étendards flanqués de figures héraldiques et d’emblèmes guerriers, puis dans la Courd’honneur du Palais des papes (reprise Salle Richelieu en 1972) à la façade animée d’ombres fantomatiques.

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  • Aline Bertrand dansRichard III, mise en scène Terry Hands, 1972 © Coll. Comédie-Française
  • Michel Aumont dans Richard III, mise en scène Terry Hands, 1972 © Claude Angelini, coll. Comédie-Française

… À L’ENCHANTEMENT ET LA FÉERIE

ROMÉO ET JULIETTE

Dans Roméo et Juliette, amoureux étreints par de mauvais pressentiments, les êtres surnaturels n’existent que verbalement. La reine Mab, petite fée se glissant fréquemment dans le sommeil des dormeurs, est évoquée par Mercutio – interprété en 1952 par Julien Bertheau qui met en scène cette pièce de Shakespeare pour la première fois au Français. Le merveilleux semble ici s’éteindre dans le décor fixe et solennel de Wakhévitch.

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  • Maquette de costume de Charles Bétout pour Juliette et Roméo, rôle de l’Apothicaire (Denis d’Inès), 1920 © Coll. Comédie-Française
  • Maquette de costume de Marcel Escoffier pourRoméo et Juliette, rôle de Mercutio (Julien Bertheau), 1952 © Coll. Comédie-Française

La fougue et l’esprit querelleur, « juste pour se sentir vivre », de Mercutio (joué par Pierre Louis-Calixte en 2015) sont mis en relief sous la direction d’Éric Ruf qui transpose dans une Italie du Sud cette histoire de vendetta souvent réduite au drame amoureux.

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  • Pierre Louis-Calixte, Jérémy Lopez et Laurent Lafitte dans Roméo et Juliette, mise en scène Éric Ruf, 2015 © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

LE CONTE D'HIVER ET
LES JOYEUSES COMMÈRES DE WINDSOR

L’effet magique peut aussi être une mise en scène créée par les personnages eux-mêmes comme dans Le Conte d’hiver (Avec Catherine Sauval dans le rôle d’Hermione). La statue d’Hermione qui s’anime miraculeusement, en se faisant chair et en descendant de son piédestal devant l’assistance en extase, n’est qu’un subterfuge de Paulina pour faire réapparaître Hermione qui vivait cachée depuis seize ans. Également victime d’une supercherie, Falstaff (Les Joyeuses Commères de Windsor, mises en scène par Andrés Lima en 2009) est terrifié puis ridiculisé par les jeunes personnages déguisés en fées et lutins apparaissant dans la forêt au clair de lune – un vrai divertissement pour les spectateurs de cette comédie.

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  • Le Conte d’hiver, mise en scène Muriel Mayette, 2004 © Laurencine Lot, coll. Comédie-Française
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  • Les Joyeuses commères de Windsor, mise en scène Andrés Lima, 2009 © Cosimo Mirco Magliocca, coll. Comédie-Française

LE SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ

C’est une féerie des plus fantaisiste qui illumine Le Songe d’une nuit d’été, peuplant la forêt d’elfes, de fées et de créatures fantastiques en composant un monde à part entière. Comme Ariel dans La Tempête, Puck a le pouvoir de faire surgir le brouillard ou d’influer sur les sentiments amoureux.

En 1965, Jacques Fabbri met en scène l’adaptation – très libre – de Charles Charras qui prolonge l’extravagance de Shakespeare en proposant, sur fond de jazz et de sirtaki, une version rocambolesque. Rompant avec l’illusion optique naturelle, les accessoires sont disposés sur des pans inclinés, s’élevant ainsi au-dessus du sol.

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  • Puck dans Le Songe d’une nuit d’été, gravure d’après un dessin de Fuseli, gravure, 1799 © Coll. Comédie-Française
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  • Le Songe d’une nuit d’été, mise en scène Jacques Fabbri, 1965 © Pourchot, coll. Comédie-Française

La fantaisie de ce spectacle conçu, délibérément et librement, pour divertir, n’est pas de même nature que celle mise en scène par Jorge Lavelli en 1986 qui, en rêvant à cette pièce, s’est mis « à l’imaginer dans un temps à la fois proche et mythique, insouciant à souhait, tel qu’une littérature et un certain cinéma romanesque ont su sublimer en nous le restituant » (Communiqué de presse - octobre 1986). Réminiscence du cinéma des années 1930, le sol noir réfléchit les pas des fées jouées par des hommes portant strass et robe longue, glissant, grâce à un tapis roulant, sur la scène.
Dans le prolongement de ce décor où la musique d’Astor Piazzolla concourt à la féerie du spectacle qui enchante critiques et spectateurs, se déploie la forêt, avec ses lierres, branchages et créatures irréelles.

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  • Programme Le Songe d’une nuit d’été, mise en scène par Jorge Lavelli, 1986 © Coll. Comédie-Française

En 2014, Muriel Mayette-Holtz prend le contrepied de cette esthétique en donnant au rêve la couleur blanche. En emmenant le spectateur « dans le temps infini des rêves », Shakespeare lui donne à voir son monde intérieur. Sur un fond de toile blanche qui, pour les détracteurs de cette mise en scène, affaiblit la magie de l’ensemble, le spectateur est invité à projeter son propre imaginaire.

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  • Le Songe d’une nuit d’été, mise en scène Muriel Mayette, 2014 © C. Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

TEMPÊTE AU FRANÇAIS

Le déroulement de La Tempête est commandé par le pouvoir de Prospero et par celui des sciences occultes sur les éléments naturels. Déchaînement de la mer, invisibilité pour avertir des complots, métamorphose et organisation de fantasmagories sont déclenchés par la magie blanche pour faire accéder l’homme à l’harmonie et à la sagesse – contrairement à la magie noire à l’œuvre dans Macbeth. Au jeu des apparitions, on suppose qu’à l’époque élisabéthaine Prospero surgissait d’une fenêtre de l’étage supérieur (« on the top ») visible des spectateurs mais invisibles des autres acteurs sur le plateau.

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  • La Tempête, gravure de Lemercier d’après une peinture d’Alexandre-Marie Colin, deuxième moitié du xixe siècle © Coll. Comédie-Française

Pour Daniel Mesguich qui la monte en 1998, La Tempête « est moins, comme on l’entend souvent, une féerie qu’un voyage, au plus près du cœur des choses, en l’impossible point central de l’être ». La coque du navire matérialisée par le parquet de la scène se fissure par les dessous lors du déclenchement magique de la tempête et de grands cordages descendent des cintres. L’immense bibliothèque se scinde en colonnes, se faisant arbres entourés de lianes. Des fantômes surgissent dans les allées et balcons supérieurs et dès que Prospero annonce son renoncement à la magie, une maquette de théâtre s’enflamme sur la scène…

Tandis que cette Tempête éventrait le plateau, celle de Robert Carsen joue avec le virtuel en immergeant la scène des projections mentales qui envahissent l’esprit de Prospero. Libre cours est laissé à l’imagination du spectateur de cette fantaisie « incroyablement réelle ».

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  • Michel Robin et Véronique Vella dans La Tempête, mise en scène Daniel Mesguich, 1998 © Éric Legrand, coll. Comédie-Française
  • Matthieu Astre, Gilles David, Robin Goupil, Benjamin Lavernhe, Thierry Hancisse, Serge Bagdassarian dans La Tempête, mise en scène Robert Carsen, 2017 © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

Florence Thomas, archiviste-documentaliste de la Comédie-Française, décembre 2017.

Article publié le 18 décembre 2017
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