Un James Bond métaphysique

« Le Voyage de G. Mastorna » d’après Federico Fellini. Mise en scène Marie Rémond. Du 28 mars au 5 mai 2019, Théâtre du Vieux-Colombier.

« Je suis convaincu que la vie dépasse largement le cadre de ce que nous savons aujourd’hui et de tout ce que nous ne saurons jamais.

Le religieux, le mystique, le psychique, les miracles, le hasard, la destinée, les coïncidences, tout cet univers baptisé l’Inconnu […]. La promesse de merveilles me fascine. Les persifleurs et les narquois ne m’arrêteront pas. Qu’ils vivent dans leur petit monde étriqué, ceux qui croient que tout doit avoir une explication scientifique, pragmatique. »

Federico Fellini, propos rapportés par Charlotte Chandler dans "Moi, Fellini", Laffont

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Federico Fellini était, on l’ignore en général, un mystique dont la bibliothèque était pleine d’ouvrages de spiritisme, de cabbale. Il fréquentait assidument les voyants et sa vie dépendait de leurs conseils. Lorsque, en 1964, le prestigieux écrivain italien, Dino Buzzati, qui est aussi journaliste, vient l’interviewer pour le Corriere della Sera, la conversation s’oriente bientôt sur le surnaturel et la voyance. Fellini va servir de guide à Buzzati. Il lui présente le mage dont il est très proche, Rol, et à Civitanova Marche, une voyante, Pasqualina Pezzola.
Le grand écrivain italien avait écrit, en 1938, une nouvelle Il Sacrilegio (Le Sacrilège) d’où la première idée du Voyage de G. Mastorna a été tirée. C’est le voyage au pays des morts d’un enfant qui a commis un péché extrêmement léger mais qui sera sévèrement jugé. Pour ce péché minime, son âme est condamnée. Un vieux serviteur de la famille intervient et à l’issue d’un plaidoyer indigné critiquant la sévérité incompréhensible de la sentence, sauve le petit être. Le serviteur offre sa vie à la place de celle de l’enfant. L’enfant revit. Le vieux serviteur meurt.

De son côté, Fellini vient de vivre un événement particulièrement traumatisant. Son thérapeute jungien, Ernst Bernhard, qu’il rencontrait plusieurs fois par semaine, vient de mourir subitement. Et c’est exactement à la suite de la mort de Bernhard que Fellini commence à travailler au scénario. Il veut réaliser (c’est ce qu’il écrit à son producteur, Dino de Laurentiis) un « James Bond métaphysique ». Mais Fellini ne parvient pas à s’entendre avec le prestigieux Buzzati. Remarquons le parallèle étonnant qu’on peut établir entre la fiction créée par Fellini en 1963 (8 ½) et la réalité des années 1965-1966. Dans 8 ½, Guido, le metteur en scène, achète les services d’un écrivain célèbre pour l’aider à écrire son film mais l’écrivain reste étranger et hostile au projet auquel il ne participe qu’à contrecœur – exactement ce qui va se passer avec Buzzati. Surtout, 8 ½ montrait un metteur en scène en crise ayant perdu le désir de faire son film mais tenu de le continuer parce que l’équipe s’était déjà mise au travail. C’est exactement ce qui arrivera avec Mastorna deux ans plus tard. Tout se passe comme si la réalité (le tournage de Mastorna) ne faisait que prolonger la fiction (8 ½). Fellini était lui-même conscient du phénomène et en fait le thème d’un petit film peu connu, Fellini : A director’s notebook (Bloc-Notes d’un cinéaste) réalisé en 1966 pour la télévision américaine.

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Fellini rêvait d’une œuvre qui réponde à la Divine Comédie de Dante. Celle-ci montre en effet un au-delà logique obéissant à un ordre parfait. Les péchés y sont punis, la vertu récompensée. Fellini veut montrer le contraire : un au-delà en proie au désordre et à l’absurde, un monde des morts aussi hagard, confus, que le monde des vivants. La construction des décors gigantesques de cette anti-Divine Comédie a déjà commencé : la cathédrale de Cologne, l’avion, qui atterrit devant, un train à huit étages, etc. Pier Luigi Pizzi réalise les milliers de costumes nécessaires à cette superproduction. Mais Fellini n’arrive pas à se décider sur l’acteur qui jouera le rôle principal. Il pense à Laurence Olivier, à Steeve Mac Queen, Gregory Peck. Paul Newman viendra à Rome pour discuter du rôle. Oscar Werner ? Danny Kaye ? La diversité des solutions envisagées rend bien compte du désarroi artistique dans lequel Fellini est plongé. Finalement, il se décide à revenir à Marcello Mastroianni. Celui-ci jouait dans une comédie musicale, Ciao Rudy ! Et pour pouvoir tourner avec Fellini il accepte d’interrompre le spectacle et de payer le dédit prévu. Mais Fellini ne veut plus faire le film. Son voyant de Turin lui a conseillé, dit-on, d’abandonner le projet qui pourrait bien être son dernier. La mort brutale du directeur d’images du film, Gianni di Venanzo, a sans doute énormément troublé Fellini. L’effondrement accidentel d’un élément important du décor est également, pour lui, le signe qu’il faut abandonner. Il reprendra de nouveau le projet en 1967, mais tombera malade. De cette maladie, il sort transformé :

Heureusement, Fellini guérit de sa pleurésie et de son anaphylaxie. De "Mastorna" aussi. Le choc de sa maladie et sa longue durée avaient anéanti ces trois ans de lutte, d’hostilités, de difficultés, de tensions. Fellini émergea désintoxiqué, réconcilié avec le monde entier, plein d’une nouvelle énergie.

Liliana Betti, "Fellini", Albin Michel

L’histoire de Mastorna n’est pas finie et, jusqu’à sa mort, Fellini tentera d’accomplir son œuvre impossible. En 1990, le projet connaîtra un énième avatar. Le directeur de la revue Il Grifo demande au dessinateur Milo Manara de collaborer avec Fellini sur une bande dessinée inspirée du Voyage de G. Mastorna. Or, une nouvelle coïncidence (troublante) fait encore capoter le projet. Manara fait paraître la première partie de la bande dessinée dans le numéro de juillet-août 1992 d’Il Grifo. Mais par erreur, à la fin de la page, au lieu du mot « à suivre » annonçant l’épisode suivant, c’est le mot « Fin » qui apparaît. Fellini interprète cette erreur comme un signe du destin et refusera de poursuivre l’entreprise. Quelques mois plus tard, il entame lui-même son voyage au pays de Mastorna. Quelques jours avant sa mort, en septembre 1993, il dessine encore la mystérieuse silhouette de Mastorna jouant du violon. C’est son dernier autoportrait.

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Avec l’aimable autorisation de l’auteur Yehuda Moraly
(Professeur émérite d’études théâtrales, Université Hébraïque de Jérusalem)

Article publié le 16 avril 2019
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