Et si c'étaient eux ?

La Comédie-Française et ses anciens

Je veux les voir mes vieux comédiens à cheveux blancs, groupés ensemble dans un asile fleuri, comme les abeilles d’une ruche. »

Constant Coquelin

C’est en ces termes que s’exprime Constant Coquelin, dit Coquelin aîné, fondateur de la Maison de retraite des artistes de Pont-aux-Dames, premier établissement dédié aux artistes dramatiques trop âgés pour exercer leur art. Mais que faisait-on des comédiennes et comédiens âgés avant la création de ce louable établissement, un asile qui prend, dans les mots de Coquelin, les allures d’un paradis ?

LEURS BELLES COUTUMES… ET LA RÉALITÉ

Samuel Chappuzeau dans Le Théâtre françois (1674) range au rang des belles coutumes des comédiens la solidarité qui les unit dans la vieillesse :

« Quand l’âge ou quelque indisposition oblige un comédien de se retirer, la personne qui entre en sa place est tenue de lui payer, sa vie durant, une pension honnête, de sorte que dès qu’un homme de mérite met le pied sur le théâtre à Paris, il peut faire fond sur une bonne rente de trois ou quatre mille livres tandis qu’il travaille, et d’une somme suffisante pour vivre quand il veut quitter. »

Autrement dit : un comédien ou une comédienne, lorsqu’il ou elle se retire d’une troupe et cède sa place à son successeur, se voit assuré que ce dernier lui versera une rente à vie. En ce qui concerne la Comédie-Française, un système mutualiste s’esquisse dès les débuts de son histoire, en 1690 : quand un comédien vient à mourir, plutôt que d’exonérer complètement celui qui prend sa suite de la rente qu’il lui versait, on diminue d’autant la somme globale que la Troupe verse à l’ensemble des personnes retraitées, ainsi le système de « pot commun » se met en place.

Les coutumes sont belles mais la plupart des comédiennes et des comédiens se tuent à la tâche et il n’est pas rare que l’on refuse à l’un ou l’une de partir à la retraite. Le comédien Préville, indispensable à la Troupe dans le genre de la comédie, en fait par exemple les frais ; il doit attendre six ans avant que l’on accède à sa demande en 1786, mais lui et sa femme, elle aussi comédienne, doivent se tenir prêts à tout moment à reprendre du service. On les sollicitera d’ailleurs en 1791, en pleine Révolution française, alors que le théâtre est en difficulté, pour redresser les comptes de la Comédie

La situation se tend encore avec l’avènement du vedettariat au début du XIXe siècle : le départ d’une personnalité comme Talma serait préjudiciable à la santé financière du Théâtre-Français, aussi le retient-on. En 1818, il menace d’arrêter de jouer. Puis, face à l’obstination de ses camarades, il propose d’être mis à la retraite puis réengagé en tant que pensionnaire à des conditions exceptionnelles, contre tous les usages. Le Comité est sommé d’obtempérer. Mais seules les stars peuvent ainsi imposer leurs conditions. Mlle Duchesnois attend ainsi de 1824 à 1829 le repos tant mérité, tandis que le Comité délibère en ces termes : «Quant à la demande de retraite formée par Mlle Duchesnois, le Comité reconnaît qu’il n’y a pas même lieu à délibérer, les talents et les services de cette sociétaire étant trop précieux à la Comédie-Française pour qu’elle puisse consentir à s’en priver. »

Les retraités deviennent une variable d’ajustement lorsque les difficultés financières menacent la Maison. En 1831, pour faire face à une quasi-faillite, on demande aux comédiens retraités de revenir, « pour le salut de la Comédie-Française », condition du paiement de leur pension. Dans la décennie 1830, la plupart des demandes de retraites sont refusées pour éviter le paiement de nouvelles pensions. Dans les années 1840, les pensions sont baissées sans préavis pour équilibrer le budget.

Mlle George, étoile de l’Empire, égérie de Victor Hugo et des romantiques, finit sa vie dans la misère. À la lecture des archives, on constate que les comédiens et les comédiennes, même les plus talentueux, meurent le plus souvent dans le plus grand dénuement. Mlle Mars doit quant à elle vendre ses bijoux à la fin de sa vie et Mlle Rachel a envisagé de se défaire de ses diamants dans une grande vente aux États-Unis. Les belles coutumes ont donc vécu.

Mais la Troupe prend en considération dans ses statuts cette situation. Celles et ceux qui se retirent de la scène après trente années de service dans la Maison peuvent demander une « représentation à bénéfice » pour améliorer leur situation : le produit d’une représentation exceptionnelle à prix doublé, organisée en leur honneur leur est attribué. Des « bénéfices » supplémentaires sont également organisés par charité par la Troupe pour l’un des leurs en graves difficultés.

Les règles évoluent en 1850 lorsqu’un administrateur est nommé à la tête de la Comédie-Française, décision assortie d’un nouveau règlement de la Troupe. Désormais, le comité doit statuer sur le maintien ou non dans la société de chaque comédien et comédienne. Uniquement celles et ceux ayant vingt ans de service peuvent bénéficier d’une pension de retraite – auparavant toute personne quittant la Troupe touchait automatiquement une pension. Les membres du Comité doivent donc statuer sur l’avenir de leurs camarades, situation vécue comme violente par ceux qui en sont chargés. En 1861, le cas se pose à propos de Mlle Judith, « imposée » par un ministre, dont le talent ne convient plus aux premiers rôles. Néanmoins, le Comité ne peut se décider à la faire sortir de la Troupe sans pension, on décide alors de la faire changer d’emploi : elle laisse celui des jeunes premières pour endosser celui des seconds rôles et rôles marqués3. Les sociétaires de la Troupe feront à l’avenir cet apprentissage d’être les juges de leurs pairs et de savoir prendre des décisions lourdes pour leur avenir.

Visuel : Pont-aux-Dames, réfectoire des pensionnaires, carte postale - photo. Madeleine

LE VER DANS LE FRUIT

Constant Coquelin, dit Coquelin aîné, portera atteinte aux règlements de la Comédie-Française concernant les retraites, faisant vaciller le système. En 1880, il veut déserter le Français pour jouer à Londres avec Sarah Bernhardt, démissionnaire de la société et en attente d’un procès. Devant les difficultés que lui oppose l’administration du théâtre, il envoie sa lettre de démission, demandant sa mise à la retraite après vingt ans de service. L’affaire remonte au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts Jules Ferry et il retire sa lettre, non sans avoir eu recours aux services de son ami avocat et président de la chambre des députés Léon Gambetta. En 1886, il envoie une nouvelle lettre de démission à la suite de l’engagement forcé – sous pression politique – de Mlle Dudlay. Le Comité la refuse d’autant plus que la presse divulgue que le comédien star aurait eu l’intention d’ouvrir un nouveau théâtre, concurrence majeure à l’établissement où il a fait sa carrière. Après moult rebondissements, la démission est acceptée à condition qu’il ne puisse jouer dans aucun autre théâtre en France. Il entame alors une tournée internationale triomphale aux États-Unis, en Russie, en Angleterre et jusqu’à Constantinople.

Pourtant, en 1889, Coquelin est annoncé à Dieppe et à Aix. Devant la menace de poursuites judiciaires, il demande à rentrer à la Comédie en qualité de pensionnaire. Il signe un contrat très avantageux par lequel il réintègre la Troupe jusqu’en 1892. Après ce terme, le vibrionnant comédien repart et joue en France et jusque dans Paris – avec Sarah Bernhardt – au nez de ses camarades, sans égard pour les mesures qui s’appliquent à sa retraite. Le comédien perd son procès et se pourvoit en cassation. Il est décidé qu’après un congé de trois ans, il réintègrera la Troupe. Mais en 1899, il demande une prolongation. Le Comité épuisé lui accorde de quitter définitivement la Comédie-Française, la liberté de jouer où bon lui semble et une pension qu’il touchera uniquement quand il jouera hors de Paris. Coquelin, qui s’incarne désormais dans le triomphant Cyrano de Bergerac, créé en 1897 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, a définitivement gagné son procès et contrevient à toutes les règles instaurées par la Comédie-Française pour réglementer les retraites des sociétaires et protéger ses intérêts dans la concurrence qui l’oppose aux autres théâtres parisiens.

COQUELIN DÉFENSEUR DES « ANCIENS » À PONT-AUX-DAMES

Le même Coquelin, élu en 1900 Président de l’Association de secours mutuels des artistes dramatiques, mettra son énergie au service de ce nouvel établissement dédié aux anciens artistes dans le besoin et inauguré en 1905. Coquelin, qui meurt subitement en 1909 et qui reçoit des obsèques nationales, est enterré à Pont-aux-Dames. Sa tombe porte l’épitaphe de Rostand prononcée lors de la cérémonie : « Qu’il dorme dans ce beau jardin, ses vieux comédiens le gardent. »

Soldant ses comptes avec Coquelin après sa mort, la Comédie-Française contribue alors au financement de Pont-aux-Dames qui bénéficie aux autres professionnels du spectacle par des galas, deux bals en 1932 et 1934, ainsi que l’institution du « sabot de Noël », collecte effectuée auprès du public pendant la semaine de Noël.

Agathe Sanjuan conservatrice-archiviste de la Comédie-Française

Visuel : Pont-aux-Dames, réfectoire des pensionnaires, carte postale - photo. Madeleine

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