Le Suicidé

Théâtre russe au Français : le drame balayé par la comédie

« Que je devienne un vaudevilliste populaire ? Ouais, la belle perspective ! », écrit Tchekhov à Léontiev en 1888. Non seulement la Comédie-Française a systématiquement programmé plusieurs mises en scène d’une même comédie de Tchekhov ̶ à la différence de ses drames ̶ mais, tous auteurs russes confondus, le nombre de leurs comédies montées au Français est deux fois plus important que leurs drames (Tchekhov, Gogol, Gorki...). Et contre toute attente, ce n’est pas Tchekhov, avec sa comédie L’Ours en 1957 (joué hors Richelieu en 1944), qui précéda ses compatriotes au Répertoire - les Russes figurant d’ailleurs parmi les derniers auteurs étrangers à y mais, en 1947, Tourgueniev, le chantre de la littérature romanesque !

Si l’on considère l’ensemble des pièces russes jouées à la Comédie-Française dans leur diversité (en excluant cependant les nombreuses lectures d’œuvres du XIXe siècle à aujourd’hui), qu’elles soient inscrites ou non au Répertoire, les drames sont en effet minoritaires. Les cinq mises en scène de Tchekhov (Ivanov en 1984, Les Trois Sœurs en 1979 et 2010, Platonov en 2003) et de Lermontov (Bal masqué en 1992) se disputent la dernière marche avec les adaptations des romans de Dostoïevski (Crime et châtiment en 1963, L’Idiot en 1975, L’Éternel Mari en 1987, Les Démons en 2021) et de Gontcharov (Oblomov en 2013). Viennent ensuite, montées sept fois, les scènes et études dramatiques, qualifiées ainsi par leurs auteurs Gorki (Les Estivants en 1983) et Tchekhov (Le Chant du cygne en 1945, 1952, 2016 ; Oncle Vania en 1961 et 2016 ; Sur la grand route en 2007).

La présupposée domination, au Français, du genre dramatique empreint de noblesse est impérialement battue en brèche par les douze mises en scène de « comédies » russes. Le canevas de la comédie de mœurs Le Mariage de Kretchinsky de Soukhovo-Kobyline, montée pour la première fois en 1966 par Nicolas Akimov, un directeur de théâtre des pays de l’Est, est assez classique. Le metteur en scène loue l’interprétation équilibriste de Jean-Paul Roussillon, oscillant entre comique et tragique. Cette dualité intrinsèque au théâtre russe trouve son incarnation dans la présence des deux personnages ̶ l’acteur comique et l’acteur tragique ̶ dans La Forêt d’Ostrovski (mise en scène par Piotr Fomenko en 2003), auteur parfois qualifié de Molière russe. Complémentaires, les deux genres peuvent être confondus et sources d’incompréhension. Tchekhov, persuadé d’avoir écrit « le plus petit drame au monde » avec L’Ours assiste, stupéfait, à l’éclosion de son succès avec les rires et applaudissements qui interrompent les monologues. Entre émotion et ironie, La Mouette (mise en scène en 1980 par Krejva Otomar) qu’il qualifie de
« comédie », échappe à la dramaturgie traditionnelle, avec « beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action ». Elle peut être comparée avec Un mois à la campagne de Tourgueniev (mis en scène par Jean Meyer en 1947, puis en 1997 par Andreï Smirnoff), comédie d’intrigue à l’aspect romanesque développant des descriptions de la vie ordinaire. Tandis que Tchekhov, affirmant que sa pièce était comique, reprochait à Stanislavskisa mise en scène trop sérieuse de La Cerisaie (mise en scène par Alain Françon en 1998, puis Clément Hervieu-Léger en 2021), Gogol ne supporta pas devoir Le Révizor (monté par Jean-Louis Benoit en 1999) joué comme une farce. La méprise des intentions de l’auteur, sur la forme mais également sur le fonds puisqu’il condamnait des vices et non des institutions, s’est avérée dévastatrice pour Gogol.

Michel Vinaver, adaptateur de la pièce Les Estivants de Gorki en 1983, signe également celle du Suicidé, œuvre tombée dans l’oubli après sa censure et la fin de la carrière théâtrale d’Erdman qui était l’un des plus grands auteurs de la dramaturgie grotesque selon Meyerhold. Jean-Pierre Vincent « ressuscite » avec cette adaptation Le Suicidé, qu’il monte avec la Troupe au Théâtre de l’Odéon en 1984, pour une qualité qui fut aussi la sienne, celle d’un dynamisme « qui place peut-être dans la théâtralité un optimisme que la vie ne peut plus momentanément apporter ».

Florence Thomas
Archiviste-documentaliste à la Comédie-Française

NB : les dates correspondent à l’année de la mise en scène à la Comédie-Française

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